C’est ainsi que le Destin frappe à la porte : les premières mesures de la cinquième symphonie de Beethoven

Wilhelm Furtwängler

Le début de la Cinquième Symphonie n’est pas un début ordinaire. Au contraire, il est si inhabituel qu’il apparaît unique en son genre dans toute l’histoire de la musique. Nous n’avons pas affaire à un thème, au sens courant du mot, mais à quatre mesures qui, en tête de l’ensemble du mouvement, jouent le rôle d’une épigraphe, d’un titre en lettres énormes. C’est ce que donnent à entendre les mots connus que l’on attribue à Beethoven : ‘’C’est ainsi que le Destin frappe à la porte.’’

Quand nous regardons ces quatre mesures (dont chaque mesure paire indique un point d’orgue), quand nous les regardons de plus près, avec la partition, nous constatons que les périodes en apparence régulières de ces quatre premières mesures sont notées ‘’irrégulières’’ : le second point d’orgue contient non pas une, mais deux mesures.

Comme on ne saurait admettre qu’il y ait là un pur hasard (en effet cela se reproduit, noté de la même façon partout dans le morceau, là où les mesures du début réapparaissent tout entières), la question se pose : pourquoi ? Il doit y avoir une raison. (…)

Ce qui donne à ce problème un intérêt tout particulier, c’est la constation suivante : l’examen de la partition originale (dont le fac-similé est publié) nous donne la possibilité d’être convaincus que cette mesure « en trop » d’apparence énigmatique, n’a été ajoutée par Beethoven qu’au moment où la phrase tout entière s’offrit à ses yeux dans la partition.

Elle lui parut si importante que, ultérieurement, et la partition étant déjà terminée, il la rajouta partout – et également dans tous les passages analogues (c’est-à-dire au début de la reprise et à la fin).

Dans quel but ? Là encore la réponse semble aisée. Ce qu’il voulait indiquer – rien de plus et rien de moins – c’était que le second point d’orgue devrait être tenu plus longtemps que le premier. Mais, alors, nouvelle question : pourquoi ? – Afin que ces quatres mesures, avec leurs deux points d’orgue, soient pour l’auditeur séparés du reste du morceau, et apparaissent comme un tout se suffisant à lui-même. L’effet de ce prolongement de la note, c’est cela et rien d’autre : c’est un effet architectural, un élément de construction. Comme je l’ai déjà dit, ces quatre mesures apparaissent par rapport à l’ensemble du morceau comme faisant fonction d’épigraphe ou de titre. Le morceau véritable ne commence qu’après; le rôle particulier de ces quatre mesures s’éclaire de plus en plus au long du premier temps et apparaît à la fin comme la pensée dominante de l’ensemble. Beethoven lui-même n’a dû s’en rendre bien compte qu’au fur et à mesure de sa composition. Manifestement, ce n’est que plus tard qu’il a senti pleinement la nécessité de rendre sensible à l’auditeur dès le tout début d’une façon aussi claire et plastique que possible le caractère de ces quatre mesures. Pour y parvenir, le compositeur n’avait pas d’autres moyens que précisément cette prolongation du deuxième point d’orgue.

Tel nous apparaît – et nous n’en voyons point d’autre – le sens d’un procédé sur lequel Weingartner et bien d’autres avec lui, se sont en vain perdus en conjectures.

Mais que pouvons-nous conclure de cette façon de faire de Beethoven? D’abord, que s’il considère l’alternative : une musique doit-elle être pensée comme il faut et notée en conséquence – ou doit-elle être entendue comme il faut – Beethoven tient l’audition pour la chose la plus importante. La musique pour lui est avant tout quelque chose qui s’entend, et non qui se pense. Cela apparaît de grande signification à nous, musiciens d’aujourd’hui. L’audition, processus direct, conditionné par la biologie, est pour Beethoven au premier plan; pour lui, une musique qui n’est pas entendue, c’est comme si elle n’existait pas, aussi ‘’juste’’ et ‘’correcte’’ puisse-t-elle être par ailleurs. Pour Beethoven, comprendre l’organisation architecturale d’une œuvre, c’est tout bonnement se donner les moyens d’en comprendre le sens. La clarté de l’articulation architecturale – comme on le voit dès ces toutes premières mesures de la Cinquième Symphonie, fait partie pour lui des exigences fondamentales et absolues de son métier.

 

Source : Musique et verbe, Paris, Hachette, collection « Pluriel », 1986, p. 156-158.
 

À lire également du même auteur




Articles récents