Montaigne et la vieillesse: une philosophie des âges de la vie

Thierry Gontier
Pour Montaigne, la vieillesse est l'âge des loisirs, de la liberté, de la cessation de ce qu'il appelle "l'embesognement", qui est le fait de la jeunesse, laquelle s'y adonne avec d'autant plus d'ardeur qu'elle n'est pas consciente du temps qui passe puisqu'elle croit en avoir beaucoup en réserve. Le vieillard pour qui l'avenir se rétrécit comme une peau de chagrin connaît la valeur du temps présent et l'alternance des biens et des maux. « L’expérience m’a encore appris ceci, que nous nous perdons d’impatience. Les maux ont leur vie et leurs bornes, leur maladie et leur santé ». Au vieillard et à lui seul il est donné de vivre un rapport équilibré au corps. « Il faut ordonner à l’âme non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et d’abandonner le corps (aussi ne le saurait-elle faire que par quelque singerie contrefaite), mais de se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir, le contrôler, le conseiller et ramener quand il se fourvoie, l’épouser en somme et lui servir de mari ». Et de conclure l'auteur de l'article: « La vieillesse est ainsi l’âge où nous vivons l’intégralité de notre condition d’homme, et non seulement une partie tronquée de cette condition ».

Montaigne et la vieillesse.
Une philosophie des âges de la vie

– I –
La vieillesse (c’est le terme que j’utiliserai ici, même s’il ne comporte évidement aucune connotation péjorative, ni d’ailleurs n’implique un âge canonique – Montaigne, dont je vais parler –, est mort à 59 ans), la vieillesse n’est pas seulement un fait biologique, caractérisé par des phénomènes de nécrose cellulaire. Elle est aussi une figure symbolique, comme l’est tout âge de la vie. Et une des choses qui distingue toute vie humaine d’une vie simplement animale est le caractère initiatique de cette symbolisation des âges.
Dans la philosophie latine, le thème de la vieillesse apparaît ainsi en général lié à un autre – celui de l’otium (de l’oisiveté, du loisir). Le dilemme central peut être résumé ainsi : engagement dans la vie sociale et civique ou, au contraire, désengagement, vie de loisir et de retraite en soi-même. Stoïcisme ou épicurisme ? Car le stoïcisme ordonne à chaque homme qu’il prenne sa part aux tâches de la cité, alors que l’épicurisme, à l’inverse, lui recommande de « vivre caché » loin du tumulte public, dans la seule proximité de soi-même et de quelques amis. S’opposent ici deux conceptions de la liberté humaine : la liberté est-elle une présence ininterrompue, volontaire et combative aux exigences que nous impose la vie, un effort perpétuel pour être à la hauteur de ce que le destin nous impose, voire même de devancer l’évènement ou, au contraire, la liberté est-elle une retraite loin de ces sollicitations dans un retour à soi comme à une forteresse privée et retirée de toute domination totalitaire, à commencer par la tyrannie du devoir public ?
Cicéron et Sénèque sont stoïciens – ils pensent que chaque homme doit se donner à une totalité qui est plus importante que tout individu, en jouant pour commencer son rôle dans la vie publique. Eux-mêmes n’ont pas manqué d’accomplir cette tâche publique, d’y consacrer même leur vie, pour ainsi dire jusqu’à leur mort – puisque Cicéron fera partie de la liste des proscrits de Marc-Antoine, et que Sénèque recevra de Néron l’ordre de se donner la mort. Ce qui est étonnant, c’est que tous deux, cependant, ont pris la défense de l’otium, en introduisant ainsi une certaine dose d’épicurisme dans leur stoïcisme et en prônant cette morale du désengagement, du loisir et du repos, contre celle de l’activité, de l’engagement total et de la tension de l’âme qui constituait l’idéal de vertu des stoïciens.
Il n’y a moins ici mélange éclectique, qu’articulation rigoureuse des plans. Et cette articulation se fonde sur la distinction des âges de la vie. Chaque âge a ses devoirs propres. Le fond de la morale d’un Cicéron se trouve résumé dans cette notion fondamentale de decorum – que l’on rend assez mal par le terme de « convenance » –, c’est-à-dire l’adaptation du devoir à la circonstance. Il y a une morale pour la jeunesse, qui est une morale faite de civisme et de combativité, une autre pour cet âge que l’on nomme la senectus (la vieillesse), une morale, non plus de l’engagement, mais du désengagement. Ne croyons pas qu’il soit plus facile de se désengager que de s’engager : bien des gens font la dure expérience de cette difficulté au moment où ils prennent leur retraite. Il faut une rude discipline, plus rude peut-être que celle exigée par le travail – une discipline que l’homme n’acquiert que dans son âge avancé.

– II –
Je pourrais parler plus longtemps de ce thème de la vieillesse chez les Romains. J’ai pourtant choisi un autre interlocuteur, peut-être plus proche de nous de par son sentiment vif de l’homme et de sa condition. Nous retrouverons pourtant des thèmes assez proches de ceux que je viens d’évoquer avec Cicéron et Sénèque, chez Montaigne, qui, à travers la distance des époques, a fréquenté ces deux auteurs jusqu’à vivre dans une quasi-intimité intellectuelle avec eux.
Lorsqu’il écrit sur cette vie désengagée qu’est la vieillesse, Montaigne sait de quoi il parle. Le jour de ses 38 ans, en 1571, après avoir vendu sa charge de Conseiller au Parlement de Bordeaux, Montaigne se retire volontairement de la vie publique dans son château d’Eyquem, dans sa « librairie », où il veut ne fréquenter que les auteurs de son cœur – les grands auteurs antiques. A l’entrée de la fameuse bibliothèque, que l’on peut toujours visiter aujourd’hui, Montaigne fait graver (en latin) l’inscription suivante, dont je donne une traduction : « L’an du Christ 1571, à l’âge de 38 ans, la veille des calendes de mars [c’est-à-dire le 28 février], anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, dégoûté depuis longtemps de l’esclavage de la cour et des charges publiques, se sentant encore en pleine vigueur, vint se reposer sur le sein des doctes vierges, dans le calme et la sécurité ; il y franchira les jours qui lui restent à vivre. Espérons que le destin lui permettra d’activer la construction de cette habitation, douce retraite paternelle : il l’a consacrée à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs. »
Je ne veux certes pas dire que Montaigne, dans ce siècle de fer (un des plus cruels qu’ait connu notre pays) qu’est celui des guerres de religions, ait choisi de fuir ses responsabilités, de « se défiler », comme on dirait aujourd’hui. Montaigne ne refusera jamais à son roi ou à son pays un service – qu’il soit d’ordre diplomatique ou militaire. Il ne se refusera jamais non plus au service de la paix : on sait qu’Henri de Navarre ira le consulter deux fois dans son château d’Eyquem, et on dit que c’est Montaigne qui lui aurait donné le conseil de se convertir au catholicisme, non certes par fanatisme religieux, mais pour sauver le bien de tous le plus précieux : la paix civile. Par ailleurs, en 1580, alors qu’il est parti en voyage en Italie, Montaigne est rappelé d’urgence pour occuper la mairie de Bordeaux ; il se fait prier, reçoit même une injonction du roi en personne, pour accepter malgré lui cette charge qu’il remplira consciencieusement, quoique sans vocation particulière, pendant cinq ans, en défendant sa ville non seulement contre les diverses ligues des guerres de religions, mais aussi contre la peste de 1585. Bref, Montaigne ne se refuse pas aux charges publiques, mais il ne les cherche plus. La retraite est avant tout une attitude de l’esprit. Sa vraie vie, c’est solitairement, en compagnie de ses livres, qu’il la vit. Il faut, dit-il, « se prêter à tous, mais ne se donner qu’à soi-même. » C’est là une morale non pour la jeunesse, qui se doit aux autres, mais bien pour la vieillesse. « La plus grande chose au monde <écrit-il ailleurs> est de savoir être à soi » : et c’est cela qui est donné avant tout à cet âge qu’est la vieillesse.

– III –
Qu’est ce qui caractérise la vieillesse ? Ce n’est certainement pas le grand nombre des années, mais peut-être premièrement une prise de conscience – celle que l’on entre dans un âge dont on sait qu’il n’y en a plus d’autre à attendre après lui. J’ai pour ma part un garçon de 13 ans – sa vie à lui (ce qui occupe sa pensée), c’est indubitablement ce qu’il va faire plus tard. Cette projection dans l’avenir est sans aucun doute un caractère propre – et, à cet âge en tout cas, particulièrement attachant – de la jeunesse. Il est aussi le moteur d’une activité intense. L’homme « vieux », à l’inverse, est celui qui sait qu’il n’y a pas de « plus tard » à attendre : il faut vivre aujourd’hui, sans illusion ni désillusion non plus – vivre proprement au présent.
On a souvent décrit l’évolution de la pensée de Montaigne comme un passage du stoïcisme à l’épicurisme, avec, au milieu, une crise sceptique. Je crois que la pensée de Montaigne est, comme il le dit lui-même dans son livre, « consubstantielle à son auteur. » C’est le cheminement de la vie qui commande cette évolution.
A la jeunesse les rêves héroïques de conquête du monde, de l’être, de la vérité, etc. La jeunesse est l’âge de la vertu. Montaigne remarque à plusieurs reprises qu’il est bien rare que quelque chose de grand ait été accompli après l’âge de 30 ans. Je cite l’essai qui a pour titre « De l’âge » : « De toutes les belles actions humaines qui sont venues à ma connaissance, de quelque sorte qu’elles soient, je penserais en avoir plus grande part, à nombrer celles qui ont été produites, et aux siècles anciens et au nôtre, avant l’âge de trente ans, qu’après. Ou encore : « De ceux mêmes qui ont anobli leur vie par renommée, fais en <toi, le lecteur> registre, et j’entrerai en gageure d’en trouver plus qui sont morts avant, qu’après trente cinq ans. » D’ailleurs – Montaigne ne manque pas de le rappeler – le Christ (l’homme-Dieu) et Alexandre (le plus grand des hommes simplement hommes) sont morts avant cet âge. Ce qui était vertu devient après une agitation stérile. On entre dès lors dans un autre âge, qui n’est plus proprement celui de la vertu, de l’effort pour se rendre présent au monde.
Tout n’est cependant pas fini – peut-être même que c’est alors seulement que tout commence.
La vieillesse est à l’inverse l’âge du loisir, l’âge épicurien par excellence. Une bonne illustration peut en être trouvée dans le voyage de Montaigne. On sait en effet que Montaigne, quittant sa famille, part pour un voyage en Italie de près de deux ans (il ne rentre que parce qu’on lui ordonne de prendre son poste de maire). Montaigne pense que les voyages forment la jeunesse – il les recommande fortement dans l’essai « De l’institution des enfants ». Mais ce qui caractérise en propre ce voyage en Italie, c’est qu’il n’a absolument aucun but de formation. Montaigne en parle dans un essai splendide qui a pour titre révélateur « De la vanité » (qui consiste, on l’a compris, en un éloge de la vanité) – c’est un voyage inutile à tout apprentissage, une diversion, un divertissement, une distraction, un voyage pour le seul but de la curiosité et de la promenade : Montaigne est sans doute l’un des inventeurs du voyage proprement « touristique ».
La vieillesse n’est plus l’âge pour devenir guerrier ou savant. Montaigne est très sévère pour Caton l’Ancien, qui a voulu apprendre le grec à un âge avancé – de même il critique ceux qui veulent s’initier au métier des armes sur le tard. Il n’est plus temps de regretter – Montaigne d’ailleurs déteste le repentir. Il est temps au contraire de vivre pour soi, hors de toutes les normes et obligations sociales. Je cite cet essai III, 9, « De la vanité » : « c’est à la jeunesse à s’asservir aux opinions communes et se contraindre pour autrui […]. C’est injustice d’excuser la jeunesse de suivre ses plaisirs et de défendre à la vieillesse d’en chercher ».

– IV –
Je définirai la seconde caractéristique de la vieillesse dans un certain rapport à la mort. La mort nous est continuellement présente, du premier au dernier jour. Elle est, comme le dira bien plus tard Heidegger, l’horizon indépassable de toute existence humaine, ce même qui donne du sens à cette existence. Pour Montaigne, la mort est l’épreuve suprême, celle qui constitue le sens le plus profond de l’« essai » – ce qui ne s’essaye qu’une seule et unique fois. Et pourtant nous ne vivons pas de la même façon ce terme ultime lorsque nous sommes jeunes et lorsque nous sommes vieux. Jeunes, nous voulons faire acte d’héroïsme devant la mort, en anticiper le terme par ce que Heidegger nommera, dans un langage tout stoïcien, une « résolution prévenante ». Montaigne, dans ses premiers essais (et en particulier dans l’essai fameux qui a pour titre « Que philosopher, c’est apprendre à mourir »), recommande une préparation journalière à la mort, consistant en une tension continuelle de l’esprit. Pour que la mort ne puisse nous surprendre, il faut qu’elle nous soit présente à tous les moments de notre vie. C’est le sens même de cette vertu propre à la jeunesse que d’être en tension permanente, de faire de sorte que rien ne puisse nous surprendre, pas même cette épreuve suprême, de vivre dans le rêve fou de parer tous les coups du destin, jusqu’au dernier (et le plus terrible), de dominer la mort, d’en désarmer l’aiguillon par une ardeur héroïque.
On a souvent dit que les derniers essais proposaient une vision bien différente de ce rapport à la mort – une sorte de détachement, faisant intervenir l’appareil technique de divertissement mis au point par les Épicuriens. La mort viendra toujours assez tôt — inutile de l’anticiper. La tension de l’esprit ne peut qu’aiguiser son aiguillon, non le désarmer. Montaigne prend comme exemple la sérénité du paysan pendant la peste de Bordeaux, continuant tranquillement ses occupations comme si de rien n’était, ou encore celle des animaux qui vivent dans l’insouciance de ce terme ultime. Il oppose ces attitudes à celle des stoïciens, qui se raidissent en cherchant inutilement à se donner assurance. Au noble suicide de Caton d’Utique (qui refuse d’être pardonné par César), Montaigne va peu à peu préférer le détachement socratique – cette figure de Socrate qui se fait de plus en plus présente dans le troisième livre des Essais est celle de l’homme accompli, qui est aussi un homme âgé. Bizarrement, c’est la vieillesse, et non la jeunesse, qui est l’âge de la vie – d’une vie que l’on sait certes finie, mais aussi qui ne nous est précieuse que parce qu’elle est telle.

– V –
Il est besoin de faire intervenir un troisième facteur pour caractériser la vieillesse – celui que le Professeur Balas nomme la « fragilité », la relation à un corps défaillant. À l’âge de 38 ans, Montaigne écrit devant l’entrée de sa bibliothèque qu’il se sent encore « en pleine vigueur ». La maladie ne tardera pas à occuper une grande partie de sa vie, puisque c’est en 1576 (c’est-à-dire six ans après sa retraite) qu’il a ses premières crises de maladie de la pierre (la gravelle – une maladie qui torturera aussi un autre philosophe célèbre, et à bien des égards proche de Montaigne, Jean-Jacques Rousseau). Cette maladie, aux crises si terribles et douloureuses, tourmentera cruellement Montaigne jusqu’à la fin de sa vie : tout au plus connaît-il des moments de répit entre deux crises. La vieillesse est donc aussi l’âge où nous sommes sollicités par notre corps, appelés à une proximité plus étroite et plus intime avec lui. Je ne dis pas que la jeunesse ne connaît pas ses maux de dents et ses maladies – mais il ne s’agit normalement là que d’états passagers, et dont on sait qu’ils sont appelés à ne durer qu’un temps. Pour la vieillesse, c’est là une condition permanente que cette dépendance de l’esprit vis-à-vis des états du corps. Non que nous soyons toujours malades, mais que la maladie et la souffrance nous sollicitent de façon régulière fait désormais partie de notre « monde », et que nous savons, que, d’une façon ou d’une autre, elles ne nous quitteront plus.
Cette proximité au corps a fait l’objet d’une réflexion très élaborée chez Montaigne. On sait que Montaigne a noté minutieusement – pour ne pas dire crûment –, dans son Journal de voyage, la description de ces états de crises et leur retour régulier. Il est vrai que le journal de Montaigne n’était pas destiné à être publié et qu’il ne l’a été qu’au XVIIIe siècle. Ce n’est pas le cas du dernier essai, III, 13, qui a pour titre « De l’expérience », et dans lequel Montaigne entreprend de nous parler – et ce sans aucune amertume – de sa maladie. Le titre même de l’essai (« De l’expérience ») demande quelque explication. On dit souvent que l’homme d’âge mûr est un homme d’« expérience ». Ce qu’il connaît plus que tout autre, pour Montaigne, c’est cette dépendance vis-à-vis d’un corps qui, tout débile soit-il, recèle aussi un enseignement de sagesse. Ainsi, explique Montaigne, santé et maladie ne sont que deux faces d’une même réalité: on ne pourrait supprimer l’une sans que l’autre soit, elle aussi, supprimée. Je cite Montaigne : « Notre vie est composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doux et âpres, aigus et plats, mous et graves. Le musicien qui n’en aimerait que les uns, que voudrait-il dire ? Il faut qu’il s’en sache servir en commun et les mêler. Et nous aussi les biens et les maux, qui sont consubstantiels à notre vie. Notre être ne peut sans ce mélange, et y est l’une bande non moins nécessaire que l’autre ». La santé n’a de valeur que par contraste avec la souffrance. La vraie joie, nous en faisons l’expérience dans le retour à la santé – et nous ne l’apprécions que parce que nous la savons éphémère. Voilà la précieuse leçon de l’expérience – je cite à nouveau Montaigne : « L’expérience m’a encore appris ceci, que nous nous perdons d’impatience. Les maux ont leur vie et leurs bornes, leur maladie et leur santé ». Expérience donc de la contiguïté des états de notre corps et de leur alternance réglée.
La vieillesse s’accompagne ainsi d’un nouveau rapport au temps et au corps, qui est refusé à la jeunesse. Au temps : cette belle vertu de la jeunesse n’est qu’agitation vaine et stérile – « embosegnement pour l’embesognement », dira Montaigne. Il faut savoir goûter le présent comme il est, non l’anéantir par des projets insensés. La raréfaction des moments de santé va de pair avec une appréciation et une véritable jouissance de ces moments. Au corps enfin : le corps vieux se fait plus pesant, mais aussi, tout simplement, plus présent. Pour Montaigne, « Le corps a une grande part à notre être, il y tient un grand rang […]. Ceux qui veulent déprendre nos deux pièces principales et les séquestrer l’une de l’autre, ils ont tort ». La vieillesse est un remède contre l’hypertrophie de l’esprit, hypertrophie qui peut mener, selon Montaigne, à un véritable ressentiment contre le corps, voire même à la folie paranoïaque. Au vieillard et à lui seul il est donné de vivre un rapport équilibré au corps. Je cite Montaigne : « Il faut ordonner à l’âme non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et d’abandonner le corps (aussi ne le saurait-elle faire que par quelque singerie contrefaite), mais de se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir, le contrôler, le conseiller et ramener quand il se fourvoie, l’épouser en somme et lui servir de mari ». La vieillesse est ainsi l’âge où nous vivons l’intégralité de notre condition d’homme, et non seulement une partie tronquée de cette condition.
Je voudrais ici citer deux textes assez paradoxaux de Montaigne sur un sujet sans doute inattendu, mais qui n’est pas sans rapport au nôtre : la consommation du vin. Montaigne n’aime guère les ivrognes : il critique très sévèrement cette coutume allemande de boire jusqu’à l’ivresse. Il n’aime guère non plus les philosophies complaisantes vis-à-vis des ivresses extatiques et mystiques (comme celles de Platon ou des néoplatoniciens de son époque), qui ont pour but de séquestrer l’âme hors de son corps. Étonnamment, il y a pourtant une exception particulièrement significative. Je cite l’essai II, 2 (« De l’ivrognerie ») : « Les incommodités de la vieillesse, qui ont besoin de quelque appui et rafraîchissement, pourraient m’engendrer avec raison désir de cette faculté [d’apprécier le vin] : car c’est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous dérobe ». Si Montaigne interdit la consommation de vin avant l’âge de seize ou dix-huit ans, l’essai « Sur des vers de Virgile » réserve ce plaisir, comme les autres, à la vieillesse : « Il faudrait donner le fouet à un jeune homme qui s’amuserait à choisir le goût du vin et des sauces. Il n’est rien que je n’aie moins su et moins prisé. A cette heure [devenu âgé] je l’apprends […]. C’est à nous à rêver et baguenauder, et à la jeunesse de se tenir sur la réputation et sur le bon bout ».
Et cet immense monument que sont les Essais se terminera sur un éloge de la vieillesse qui, nous dit Montaigne, « a un peu besoin d’être traitée plus tendrement ». Il demande à Apollon, « protecteur de santé et de sagesse », « gaie et sociale », et surtout, en citant Horace, qu’elle ne soit pas privée de la cithare. Âge du loisir, âge de la vie au présent, la vieillesse serait-elle enfin l’âge du plaisir ?

– VI –
Je conclurai en tentant de donner à ce débat sa juste dimension. Les âges de la vie sont aussi les âges du monde. La conscience d’un vieillissement et d’un épuisement de la nature est une idée récurrente depuis les Grecs (en particulier développée chez Lucrèce). Elle prend un autre sens à l’époque de Montaigne, époque dont on peut dire qu’elle termine cet âge de la pensée que nous nommons la « Renaissance » (un âge qui se caractérisait justement par cette conscience d’une nouvelle jeunesse de l’humanité). La vertu appartient aux temps antiques – les Épaminondas, Alexandre, César et Caton n’existeront jamais plus. L’époque de Montaigne appartient à un autre âge, celui qui a connu les atrocités des guerres de religion et la saint Barthélémy. La grande vertu héroïque n’est plus à l’ordre du jour pour Montaigne. Ce qui reste encore à l’homme (et ce n’est pas peu) est de savoir jouir dans une sorte de retraite (qui n’est pas une dérobade) de ce qu’il lui reste – c’est là ce que Montaigne nomme « savoir jouir loyallement de son être ». Nous sommes donc tous appelés, par anticipation, nous aujourd’hui, qui a fortiori, ne vivons plus les temps héroïques des Alexandre et des César, à cette sagesse réservée à la vieillesse.

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