L'athlète

Alain
Extrait de Les dieux (1934).
La religion Olympienne pourrait aussi bien être dite Olympique. Le dieu c'est l'homme parfait. Que la valeur soit toute dans l'homme, et qu'il n'ait rien à envier du volcan, du boa, du loup, c'est une idée capitale ; c'est même l'idée capitale. Aussi est-ce d'une vue courte de refuser les dieux à forme humaine, et de revenir, en croyant avancer, à l'adoration de toutes les forces et de la nature brute. Et l'homme s'égare encore, ou plutôt reste en chemin, lorsqu'il adore de préférence la partie brute de l'homme ; car cette partie n'est toujours que nature aveugle, nature plus forte que nous. Socrate faisait grande attention à ceci que nous pouvons être vaincus par nous-mêmes, et que nous pouvons nous vaincre nous-mêmes. Que signifie cela ? Telle était la question de Socrate à Socrate. Toutefois ce n'était que philosophie, et toujours question. Ce questionneur en nous aura son moment aussi. Sans connaître ni réponse ni question, l'athlète répondait à Olympie ; le sculpteur répondait ; le poète répondait, faisant courir les dieux, athlètes immortels. Ce premier et mémorable nettoyage de l'homme a plus de sens qu'on ne dit. C'était le mouvement naturel des saints de rabaisser comme idolâtries le culte du serpent, la folie bachique et le pur lanceur de disque. La finesse du confesseur retrouve le secret chemin du dernier de ces cultes au premier. L'homme était roi ; c'était un grand pas. Mais aussi ce n'est pas une petite affaire de régner. Toujours est-il que l'athlète et le sculpteur ont écrit, en caractères ineffaçables, qu'il faut d'abord régner sur soi.

C'est ce qu'exprime la beauté de l'athlète, ce modèle d'homme. Et la philosophie des Grecs, si justement vantée, n'a fait que lire dans l'homme fort les quatre fameuses vertus. Se vaincre soi-même, et se bien gouverner, c'est le secret de la tempérance, du courage, de la sagesse, et même de la justice. Mais faire ce qu'on veut est un vain projet, si l'on ne sait pas d'abord diriger sa main. Le joueur de luth sait bien ce qu'il veut faire, mais il ne sait pas comment le faire. Et l'expérience fait voir que c'est toujours le corps entier qui pèse sur les doigts, qui les noue, qui les fait rebelles. L'état contracté et raidi est ce qui entretient en nous la peur de nous-mêmes ; et c'est folie d'envier la vertu du cheval, quand on n'a seulement pas à soi toute sa force d'homme. Par la découverte de l'être propre à l'homme et du pouvoir propre à l'homme, se trouve effacée de l'histoire, au moins comme modèle, la grimace de l'homme méchant, si étonnamment ressemblante aux nœuds de l'arbre et aux plis de la gueule animale. Être laid jusqu'à faire peur, c'est un procédé de guerre, dont il reste trace en des masques et en des casques. Un monstre animal couvre la tête du Pensif de Michel-Ange, mais ce n'est plus qu'ornement ; le monstre est déchu ; il n'est plus question de penser à travers le monstre. Je veux dire que dans l'ordre des valeurs, le visage athlétique l'emporte sur le masque intempérant. Toutefois, parce que les problèmes humains sont toujours les mêmes, c'est encore une méthode, si l'on peut dire, de se faire terrible pour penser et de rugir au lieu de parler. Avertissement à ceux qui, passant sans précaution de l’animal aux cent têtes à l'esprit qui se veut pur, franchissent alors un degré de trop. Cet ordre est la vraie dialectique, comme Hegel l'enseignait, car tout y est en place, nature minérale, nature végétale, nature humaine, ventre, poitrine et tête, esprit finalement. Toujours est-il que la suite des religions instruit mieux là-dessus que les essais des philosophes. Toutefois cela même est un fruit de philosophie, non de religion.

Le degré de la religion où nous sommes est tout dans ce visage immobile et énigmatique ; ainsi sont les dieux. Et le secret de ce visage, c'est qu'il est tout reporté à l'équilibre du corps, le long duquel l'attention coule et se rassure ; par la ceinture, auxiliaire de l'audace, si l'on ne peut mieux ; mais en perfection par la ceinture des muscles, armure déjà contre la peur ; et le grand jeu des jambes remonte presque jusqu'aux bras. Ainsi s'articule la libre et réelle pensée de soi, exportée du front subalterne et comme en ruisseaux déliés jusqu'aux moindres filets des muscles. Le visage est nettoyé de paraître et d'imiter. Comme le guerrier y a effacé ces peintures monstrueuses, qui règnent par l'opinion, de même il y efface les rides, qui viennent d'exprimer sans faire, et qui sont toujours le signe, même chez nos gymnastes intempérants, d'un savoir faire qui va contre le savoir être. Si surhumaine que soit cette image de l'homme, ce n'est pas peu de chose de l'avoir tracée, et si près de l'homme, si ressemblante à l'homme, si terrestrement heureuse. Une fois, donc, l'homme se trouve heureux dans ses limites et puissant par soi. Ce qui lui manque, il le refuse, il s'en est séparé. Il refuse les cent bras comme il refuse la complicité de l'arbre, du torrent et du feu. Ce ne sont plus que des moyens indifférents, comme l'aigle à côté de Jupiter ; des moyens qu'on n'estime point. L'homme règne.

Non pas une autre vie. La vie humaine suffit. Il ne lui manque que de durer toujours. Il ne manque à la perfection athlétique que de rester à jamais à son point de maturité. Le dieu c'est l'homme qui ne meurt pas. Et que fait le chef immortel dans les pensées des commémorants, sinon paraître toujours dans sa force fleurissante, conquis lui-même sur lui-même, satisfait d'être, et absolument réconcilié à soi ? Tels sont les Immortels. Et cette grande idée n'est point creuse. Le héros athlétique se loge en elle et la fait courir. Immortelle, car dans l'élan et dans la puissance, l'autre idée, de la fatigue, de la vieillesse, et de la mort, se trouve absolument exclue. La seule mort ici présente n'est nullement la mort intérieure, la mort de soi. C'est une mort étrangère, et voulue, et cherchée ; une mort à point nommé ; une mort défiée en champ clos, que l'on peut vaincre, que l'on sait vaincre. C'est mourir par sa propre force, non par sa propre faiblesse. C'est mourir par excès de vie. Cette soudaine défaite, le guerrier ne peut la penser de soi ; il la pense d'un autre ; en lui-même et pour lui-même il n'y croit point ; vient-elle sur ses pensées comme une ombre, il marche dessus, il l'efface d'une foulée. Tel est le matin du courage.

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