Le développement social et la société civile dans le Québec contemporain

Gary Caldwell
Le Québec a connu des changements sociaux majeurs au cours du dernier demi-siècle, comme de nombreuses autres petites sociétés qui, de façon analogue, ont connu une modernisation accélérée pendant une période relativement courte, le temps d'une génération et demie. La question que nous désirons soulever dans cet article est la suivante: dans quelle mesure le développement social issu de ce changement est-il durable, et durera-t-il? et, s'il est précaire, pourquoi l'est-il?
« Avant d'aller plus avant, nous devons nous demander ce qu'est précisément le développement social. De façon générale et abstraite je fais l'hypothèse que les citoyens des sociétés occidentales répondraient qu'il y a développement social là où il y a plus de justice sociale, plus de démocratie et plus de bien-être individuel. Mais concrètement que signifient ces mots? Il me semble que la justice sociale, la première des trois facettes du développement social que nous avons évoquées peut facilement être vue comme signifiant l'égalité des chances, un filet de sécurité sociale et l'assurance d'une sécurité personnelle (y compris un environnement sûr) pour tous. Ou encore, si on la regarde à la lumière de l'expérience individuelle: être suffisamment protégé contre les atteintes à la santé, être à l'abri du besoin (de la faim et du manque de logement) ainsi que des attentats physiques (crime et violence) et enfin recevoir une éducation assez poussée pour permettre à chacun de jouir des avantages qu'une société démocratique libérale propose. En somme, la justice sociale est possible quand il y a une égalité de chances dans une société où personne ne vit dans la peur de mourir de faim, de manquer des services médicaux essentiels ou d'être sans abri; la démocratie étant vue comme le moyen politique le plus efficace pour atteindre cet objectif.

Et pourtant la démocratie (deuxième facette du développement social), est également, par delà et au-dessus de la question du processus politique, une question de dignité personnelle - cette dignité qui naît de la conviction qu'on n'est l'esclave de personne et que personne n'est votre esclave. Mais du point de vue du processus politique, cela signifie que tous les citoyens pèsent le même poids dans les prises de décisions... chaque personne représentant un vote. Cette égalité des votants apparaît toutefois comme entièrement dénuée de signification, si les différents choix possibles qui leur sont offerts n'ont pas d'abord été l'objet d'un vaste débat public.

Pour qu'un tel débat ait lieu, il faut d'abord que les ressources nécessaires pour présenter les diverses options soient également distribuées, qu'il s'agisse d'un candidat ou d'un programme ou, dans la plupart des cas, de l'un et l'autre. Tout cela nous conduit au problème du choix du candidat, du rôle des médias et des sources des fonds électoraux, et de leur utilisation - le tout en vue d'élections qui soient équitables!

Il faut également qu'il y ait, en plus des conditions nécessaires à des élections équitables, une volonté individuelle de proposer, de diffuser d'autres options politiques, et si nécessaire de s'en faire le porte-parole. Pour que cela se produise, il doit y avoir comme John Stuart Mill, Alexis de Tocqueville et Edmund Burke l'ont démontré, ce que nous appelons de nos jours une société civile: un domaine de la vie sociale qui ne soit pas soumis aux prérogatives économiques ou politiques; en d'autres mots, que la logique de l'État et les lois du marché ne puissent pas atteindre.

Ce domaine de la vie sociale c'est la famille, les institutions locales (l'église, l'école, l'hôtel de ville, les médias locaux) et tous les groupes et associations formels ou informels. Diverses formes d'aide mutuelle et d'échanges de services font aussi partie de la vie de la société civile: c'est ce qu'on appelle au Québec l'économie sociale. La société civile est aussi celle qui maintient et transmet les normes, la moralité et la culture: comment agit-on en public et pourquoi le fait-on, c'est la société civile qui l'enseigne et qui sanctionne les manquements. La Philia est une manifestation de la société civile.

Sans une société civile dense et vivante peu de citoyens pourraient se sentir libres à l'égard des diktats de l'État et des lois du marché. Pour que la démocratie existe, il faut qu'un groupe d'individus suffisamment important puissent jouir de cette liberté qu'assure un solide appui dans un fondement matériel et culturel indépendant de l'État ou du marché. Ce fondement, c'est la société civile, avec les ressources culturelles et matérielles représentées par la famille et le patrimoine des institutions. Ce fondement a pris diverses formes au fil des ans, depuis les ressources institutionnelles de l'Église établie, la culture et les propriétés foncières de l'aristocratie en titre, les terres du notable indépendant, ou l'habitant québécois, jusqu'aux connaissances professionnelles et aux moyens financiers de la classe moyenne. Avec de tels fondements où s'appuyer, on peut présenter des choix autres que ceux de l'orthodoxie, sans risquer de tomber si le tapis vous est retiré de sous les pieds!

Mais la santé de la société civile est essentielle au développement social pour une autre raison; une raison qui surgit des deux réalités suivantes: l'État ne disposera jamais des ressources suffisantes pour payer des professionnels qui devraient s'acquitter de toutes les fonctions relevant normalement de la société civile: la socialisation, l'éducation, les diverses formes de soutien, les productions maison, les partages des services etc. L'État et le Marché sont, par leur logique même, amoraux et en conséquence incapables de prendre les décisions morales nécessaires pour que soit transmis l'éthos qui inspire la culture. Privée de son éthos, une société s'écroule lorsque survient une menace extérieure, ou implose de l'intérieur, comme l'a démontré Oswald Spengler dans Le déclin de l'Occident, un livre trop oublié.

L'État est amoral parce que sa logique en est une du maintien nécessaire et de l'exercice du pouvoir (coercition collective) - sans lequel les politiques conçues pour assurer le développement social seraient impossibles; pour ce qui est de l'économie de marché, sa logique consiste à trouver tous les accommodements possibles en vue du profit (la question de l'eau potable étant au Québec l'exemple le plus récent). Alors que la complexité des systèmes économique et politique (l'État-nation, la démocratie libérale et le libre marché) est absolument essentielle pour assurer un caractère flexible et efficace au système de production, lequel en retour fournit les richesses qui rendent le développement social possible, imposer la logique du marché et de l'État à la société civile dans la mesure où elle est en danger d'être entravée - les manifestations contemporaines d'une telle aberration étant respectivement le néolibéralisme et la technocratie - compromettrait rapidement le développement social. Et cela parce la société civile, ses valeurs, ses traditions, ses institutions et sa culture populaire et savante (la conscience historique, la tradition littéraire, les connaissances scientifiques, etc.) est le capital social de notre société, dont les dividendes sont le développement social.

Le bien-être est la troisième facette de notre conception du développement social. Elle n'est pas seulement la dernière des conditions, elle est aussi une notion plus récente dans la conscience occidentale que la justice sociale ou la démocratie. Comment exprimer de façon concrète le contenu de ce mot? Je crois que la plupart s'entendraient sur ceci: à savoir qu'il provient d'un sens (d'une signification, la transcendance, qui émane d'une culture ou d'une religion), d'un travail ayant lui-même un sens (exempt d'aliénation), d'une bonne santé et d'un temps de loisir consacré à des activités individuelles ou récréatives en vue de se recréer.

Nous voilà maintenant en mesure de poser la question du début: à savoir, si le développement social que le Québec a atteint au cours du dernier demi-siècle peut être durable. Nous soutiendrons que la société québécoise a connu un solide développement de la justice sociale après les années 1940 et que cette avance s'est poursuivie jusqu'au milieu des années 1980, après quoi, pendant une décennie, il y a eu stagnation; et maintenant, à la fin des années 1990, nous courons le risque d'un affaiblissement du niveau de développement social atteint.

Est-ce une chose que nous pouvons démontrer empiriquement? Je crois que oui. Il y a, à la fois, dans les indicateurs du niveau du développement social et dans ceux de la condition de la société civile un capital social qui soutient et nourrit le développement social. Commençons par une évaluation empirique du niveau du développement social. Si la justice sociale, la démocratie et le bien-être individuel sont des facettes - étroitement interreliées - du développement social, peut-être que le progrès nécessaire pour y parvenir (ou le dérapage qui nous en empêche) se reflète-t-il dans les indicateurs qui sont une manifestation composite de ces trois facettes ou, par conséquent, du développement social.

L'espérance de vie (ou mieux l'espérance de vie en bonne santé) est certainement l'un de ces indicateurs polyvalents, et un facteur positif. À l'heure actuelle, dans la société occidentale, l'espérance de vie (entre 75 et 85 ans) est au moins deux fois et demie ce qu'elle était avant l'industrialisation (environ 30 ans, et un peu plus)! (En passant, dans la Russie contemporaine l'espérance de vie est en déclin.) Le taux de participation dans les élections démocratiques est un autre indicateur positif. Là où le vote dépend de la volonté de chacun, le taux de participation au vote manifeste le niveau d'intérêt pour la chose publique. Aux États-Unis, en dépit de l'impact des médias, seulement la moitié de la population vote aux élections fédérales.

Les deux indicateurs négatifs qu'on peut évoquer sont le niveau de chômage et le taux de suicide. Le premier indique le manque d'emplois pour ceux qui cherchent réellement à travailler, alors que le second reflète à quel point la vie est jugée comme ne valant pas la peine d'être vécue dans la société qui est la nôtre.

Depuis 1940, l'espérance de vie à la naissance au Québec s'est accrue de 15 ans - la moitié de la durée de vie d'une société préindustrielle - avec accroissement de deux ans par décennie jusque dans les années 1970 et, par la suite, ralentissement à un an par décennie jusqu'aux années 1990 (Situation démographique, 1996). Depuis 1990, l'accroissement a été moins important. En 1994, la moyenne d'espérance de vie (hommes et femmes) au Québec était de 78 ans. Il existe des sociétés, entres autres le Japon et l'Islande, où l'espérance de vie est au-dessus de 80 ans, allant jusqu'à 85 ans. Notre autre indicateur de l'état du développement social est le taux de participation aux élections. On connaît ce taux (Tendances, 289); à la fin des années 1950, le taux de participation aux élections générales au Québec oscilla autour de 80%, s'élevant jusqu'à 85% en 1976 et 1980; après quoi, il décrut dans les années 1980 (au cours de trois élections) remontant légèrement en 1994. Nous avons ici une deuxième indication selon laquelle le niveau de développement social a stagné au Québec dans les années 1980.

Passons maintenant à nos deux indicateurs négatifs: le niveau de chômage et le taux de suicide. Au Canada, le taux de chômage est fondé sur la population recherchant activement du travail. Jusqu'au milieu des années 1970, le taux de chômage au Québec était en général (à l'exception de 1962) inférieur à 8%, les meilleures années étant de 1964 à 1968, alors que le taux est tombé à 5% durant les trois années subséquentes (Tendances, 163). Par la suite, le taux de chômage s'est élevé de façon continue à environ 13% et même au-dessus au cours des années 1982, 83 et 84. Depuis, le chômage atteint le niveau approximatif de 10% de la population cherchant de l'emploi, et il devient rarement inférieur à ce plateau. (Statistiques Canada, 71-001).

Quant au niveau des suicides recensés, ils sont habituellement deux à trois fois plus élevés dans les sociétés industrielles modernes que dans les sociétés traditionnelles fondées sur l'agriculture. Québec n'a pas fait exception, à ceci près que la transition s'est faite sur une période de temps beaucoup plus courte, c'est-à-dire en une seule génération. Mais ce qui est le plus révélateur c'est le niveau atteint au Québec par rapport aux autres sociétés modernes: l'un des plus élevés au monde. Lors de la période qui a suivi la guerre, le taux annuel de suicide était approximativement de 5 par 100 000 habitants (Tendances, 604). Ce taux s'est élevé de façon continue jusqu'à 18 en 1983, puis a plafonné à 17 ou 18, et a recommencé à s'élever à la fin des années 1990 pour atteindre le chiffre de 19. Ce qui est particulier au Québec c'est le taux élevé de suicides des jeunes (Situation démographique, 1996).

Nos quatre indicateurs empiriques (l'espérance de vie, le taux de participation aux votes, le chômage et le suicide) concordent donc avec notre évaluation du rythme du développement social dans le Québec contemporain: progrès continu jusqu'au seuil des années 1980 suivi par une stagnation avoisinant un début de déclin commençant au milieu des années 1990.

Comment expliquer cette situation de stagnation et de déclin appréhendé? Si notre évaluation du rôle joué par la société civile dans la promotion du développement social est fondée, peut-être trouvera-t-on la réponse dans l'état dans lequel se trouve la société civile au Québec. Notre thèse, c'est que la société civile au Québec a été à la fois vivifiée et raffermie dans les années 1960 et 1970 et depuis a été soumise à des forces entravant sa vitalité dans les années 1990. Pour ce qui est de ces forces ou facteurs d'affaiblissement, nous y reviendrons. Regardons d'abord quelques indicateurs de la vitalité de la société civile, comme nous l'avons fait dans le cas du développement social.

Notre indicateur sera la taille moyenne des ménages, elle-même fonction en grande partie de la nuptialité (au sens large) et de la fertilité. Le Québec a (selon les standards nord-américains) une proportion anormalement élevée de ménages de personnes seules et de familles monoparentales. Les adultes qui vivent dans ces situations disposent de moins d'énergie pour participer aux diverses manifestations extra-familiales de la société civile. Depuis 1961, le ménage moyen au Québec est tombé de quatre personnes et demie à deux et demie en 1990 (Tendances, 33), et le déclin s'est poursuivi jusqu'à maintenant (Statistiques Canada, 68-202); alors que le nombre de pièces disponibles par ménage est resté le même. Par conséquent, pour tenir maison, il faut proportionnellement plus d'énergie et de revenus per capita!

Nous avons soutenu précédemment qu'une pénétration accrue du marché dans le domaine de la société civile pouvait menacer la vitalité de cette dernière. Un bon indicateur de l'importance du marché dans notre société est le taux de participation totale à la force de travail. Au Québec, le taux moyen combiné de participation des hommes et des femmes âgés de 15 à 64 ans s'est accru de façon constante, de 59% en 1979 à 64% en 1989 (Tendances, 182) et a continué de grimper depuis (Statistiques Canada, 71-001); les deux tiers de l'ensemble des adultes de moins de 65 ans font partie de la force de travail de notre économie, et un autre 10% (les chômeurs) cherche à s'y intégrer pour un total de trois-quarts des adultes actifs!

Encore une fois, ces deux indicateurs tendraient à confirmer que l'espace occupé par la société civile et par ses activités est en train de se rétrécir. Une autre indication que l'activité bourgeonnante de la société civile des années 1970 s'est stabilisée, c'est le nombre d'associations bénévoles enregistrées qui demeurent actives (Tendances, 109). Le nombre de telles associations actives a explosé au début des années 1970, passant d'approximativement de 6,000 en 1973 à un sommet d'approximativement 26,000 en 1987, après quoi s'en est suivi un déclin (24,500 en 1988).

Dans ce cas encore, le déclin du nombre d'associations bénévoles actives est une autre confirmation de l'affaiblissement de la vitalité de la société civile. Un exemple dramatique, et très particulier, c'est la difficulté que les écoles rencontrent maintenant pour intéresser des bénévoles aux comités scolaires. Le comité de l'école, une institution récente dans les écoles de langue française, a été pendant un peu plus d'une décennie le signe de l'engagement des parents dans le système scolaire et a eu comme résultat de produire une nouvelle génération de dirigeants qui étaient en voie de devenir commissaires scolaires: aujourd'hui, dans les années 1990, plusieurs écoles ne réussissent pas à attirer suffisamment de parents dans leurs comités.

Le déclin de la vitalité de la société civile est un grave problème. Sans le maintien du capital social que représentent les traditions, la culture, le savoir-faire, les institutions et la richesse matérielle (le patrimoine familial et institutionnel), les aptitudes d'une société à innover, à s'adapter et à exercer sa fonction critique, tout en assurant une continuité, sont sérieusement compromises.

Quels ont été alors les facteurs qui ont affaibli et réduit la société civile si vivante et si développée des années 1960 et 1970? Nous pensons qu'il y a un certain nombre de facteurs qui ont commencé à faire sentir leur influence à la fin de 1970, et bien qu'ils soient interreliés, nous les traiterons comme s'ils étaient séparés...

Il existe quatre causes du déclin. Il n'entre pas dans notre propos d'essayer d'établir en quoi ces causes agissent sur la société civile, ni dans quelle mesure elles sont reliées les unes aux autres; c'est plutôt sur l'existence et la pertinence de ces causes que nous désirons attirer l'attention.

Le premier et le plus apparent de ces facteurs, c'est le déclin relatif et à long terme de l'économie du Québec. Une économie qui avait maintenu un taux d'industrialisation (établi sur une base plus petite) égal à celui de l'Ontario pendant le siècle précédent a commencé à s'effondrer au milieu des années 1970. La société civile a besoin d'une classe moyenne forte, une classe moyenne qui se développe bien par l'industrialisation. Ce décalage relatif dans la croissance économique a conduit à une société dont la classe moyenne a cessé de s'épanouir ainsi qu'elle l'avait fait au cours du demi-siècle précédent.

Le second facteur entravant est la réduction de la force du pilier le plus important de la société civile: la famille. Le Québec est entré dans l'après-guerre avec un tissu social extrêmement dense de réseaux familiaux: la famille en tant qu'institution est de nos jours extrêmement fragile au Québec. La moitié des jeunes gens ne se marient pas et la moitié de ceux qui le font divorcent. Le taux de fertilité continue à décroître, avec comme conséquence que l'ensemble de la population va entrer bientôt dans un déclin absolu et connaîtra un vieillissement prématuré. L'énorme capital social que la famille québécoise représentait a été largement dissipé par une société qui a explicitement choisi de détrôner la famille, faisant de ce qui est un projet désirable et normal - celui d'établir et de soutenir une famille - quelque chose de complètement dépassé.

Un troisième facteur qui a contribué à l'érosion de la vitalité de la société civile c'est la confusion qui règne en l'absence d'une éthique sociale consacrée... une culture publique commune. Cette confusion paralyse les individus qui ne savent plus comment se comporter lorsqu'ils ont à agir dans des situations publiques, avec comme conséquence qu'ils démissionnent tout simplement et ne font rien. L'incapacité des individus à agir ou à intervenir - ne serait-ce que pour assumer une fonction dans un groupe bénévole ou venir en aide à des compatriotes en détresse - est une terrible entrave à l'efficacité de la société civile. Par conséquent, le ralentissement de la croissance économique, la dévalorisation et la fragilité de la famille en tant qu'institution et la confusion des idées sur ce que devrait être l'éthique sociale commune ont contribué à miner la vitalité de la société civile. Il existe cependant un quatrième facteur qui a directement compromis la société civile au Québec et c'est le rôle de la technocratie de l'État.

La technocratie étatique est constituée de tous ceux dont le revenu est attribuable à la population et prélevé en fonction d'un mandat ou un privilège conféré par l'État. La politisation d'une grande partie de la société québécoise a conduit à une augmentation incroyable de cette catégorie de personnes. Elle comprend tous les travailleurs des secteur public et parapublic (les enseignants par exemple) et tous ceux qui se trouvent dans les secteurs politisés comme celui des caisses populaires de crédit et d'épargne, de l'agriculture et de la construction. Et contrairement à l'opinion populaire, le rôle de l'État (provincial et fédéral) dans la société québécoise en termes de ressources privées et dépensées n'a pas diminué (Fréchette, 97).

Dans le secteur de l'épargne et du crédit (caisses populaires), par exemple, les organisations parapluie actuelles ont un monopole légal qui interdit la création de caisses de crédit et d'épargne en dehors de la structure du mouvement déjà existant. De la même manière, dans le domaine agricole l'Union des producteurs agricoles (UPA) a un monopole de contrôle, soutenu par l'État, des revenus de toutes les organisations agricoles, depuis les syndicats professionnels locaux jusqu'aux plans conjoints de mise en marché. Depuis leur apparition au début des années 1970, les membres des plans conjoints n'ont jamais, comme le stipule la loi, été capables d'obtenir des états financiers. On peut illustrer l'étendue de ce monopole par le fait qu'un fermier au Québec ne peut pas bénéficier du remboursement de 60% des taxes foncières s'il ne paie pas un tribut financier à l'UPA. Avant longtemps, la même hégémonie technocratique va se retrouver dans le domaine de toute l'éducation financée par les fonds publics.

Deux problèmes découlent du fait que cette technocratie, si on inclut ses clients, constitue la moitié de la population en âge de travailler: le premier, c'est la logique inexorable d'une classe sociale qui envahit tout au point qu'elle finit par rationaliser ses intérêts matériels comme étant ceux de la société elle-même. Un exemple frappant de cette rationalisation: le sort qui a été réservé à la demande très largement répandue d'une évaluation des enseignants, au cours de la récente commission d'enquête sur l'éducation (Les États généraux sur l'éducation 1995-1996) - qui a eu lieu à l'échelle du Québec. Les parents, les élèves et les directions d'écoles réclamèrent tous l'évaluation des enseignants, ce que le syndicat corporatiste des enseignants ne voulut jamais reconnaître, de sorte que cette exigence, on ne peut plus démocratique et populaire, ne fut pas retenue... dans l'intérêt évidemment de meilleures écoles! La vérité toute crue c'est que la technocratie, comme n'importe quelle classe sociale, est en dernière analyse disposée à sacrifier les intérêts de la société à ses intérêts corporatistes.

Il est inévitable que dans un système d'éducation politisé, la logique de la politique, qui est inséparable du maintien et de l'exercice du pouvoir - par exemple, faire face aux grèves de professeurs - remplace la logique qui préside à l'éducation. Soyons précis: l'horaire de la bibliothèque d'une école secondaire (de 15 heure (fin des cours) à 17 heure) dépendra beaucoup plus de la nécessité de protéger les emplois des bibliothécaires que de l'importance que peut avoir la lecture dans l'éducation des élèves. Et effectivement au Québec, il n'est absolument pas possible de recourir à la société civile (parents et grands parents) pour garder les bibliothèques ouvertes!

On pourrait aussi donner de multiples exemples dans d'autres secteurs d'activité: le secrétaire-trésorier d'une municipalité ne peut pas être renvoyé dans le cas de la fusion de deux municipalité. Une caisse populaire ne peut engager un nouveau directeur que s'il est recommandé par le mouvement. Ces exemples et pléthore d'autres règlements font que les institutions de la société civile, comme les écoles, les caisses populaires et les municipalités sont envahies par des technocrates qui les rendent rapidement non vivables, étant donné les exigences des technocrates eux-mêmes. Avec comme conséquence que les institutions une fois consolidées ou rationalisées, échappent à la société civile.

Le deuxième effet pervers de cet envahissement de la technocratie étatique consiste en ce que son hégémonie repose sur la mise à l'écart de la société civile pour accroître son emprise sur une clientèle captive. Ainsi, elle a intérêt à réduire au silence les dirigeants de la société civile. Ce silence est la plupart du temps tout à fait volontaire en ce sens que ceux qui font partie de la technocratie en place, ou en sont les clients, n'ont pas intérêt à ce qu'elle soit critiquée. À cette complaisance entretenue s'ajoute tout le processus de disqualification et de mise à l'écart progressif des dirigeants de la société civile.

Un exemple frappant de ce processus de disqualification réside dans la propagande faite au sujet des élus locaux - les conseillers municipaux et les commissaires d'école - qu'on présente comme des élites désirant conserver leur pouvoir au détriment des réformes inspirées par le gouvernement en vue d'organisations plus vastes et plus centralisées et dirigées par des professionnels. L'idée sous-jacente dans ce processus étant que les technocrates sont moins portés à défendre leurs intérêts personnels que les acteurs locaux.

Dans le Québec contemporain, la technocratie et la société civile se livrent à une lutte de pouvoir que cette dernière est en train de perdre. Ce qui s'est produit récemment dans le domaine de la réforme du système éducatif est un bon exemple. Pour que la société civile puisse conserver suffisamment de pouvoir sur ses écoles de façon à ce qu'elles puissent développer des mécanismes reproduisant ceux de la société civile, il faut que les parents puissent avoir la liberté de les choisir. Or la dynamique des récentes réformes a été tout à fait à l'opposé: le monopole d'État sur l'éducation publique a été renforcé par l'élimination efficace de certaines prérogatives historiques institutionnelles telles les écoles confessionnelles et le financement public d'une certaine catégorie d'écoles privées. La population du Québec n'a jamais réclamé la sécularisation obligatoire de l'école publique ni le retrait éventuel des fonds publics du système des écoles privées d'intérêt public, mais c'est ce qu'elle a obtenu... avec comme conséquence directe la perte de la liberté de choisir. La diversité et l'autonomie locale, conditions nécessaires à la contribution de la société civile au développement social, ont été sournoisement supprimées, un geste qui a soulevé très peu de protestations.

C'est ce silence qui est extrêmement révélateur. La technocratie rationalise ses intérêts comme étant ceux de l'intérêt public, et à cause de la complicité d'une grande partie de la population (parce que nombreux sont les membres qui en font partie ou qui en sont les clients), à cause de l'éparpillement et de l'isolement des dirigeants de la société civile dont l'autonomie est ancrée dans de robustes institutions locales, peu nombreux sont ceux qui osent élever la voix pour protester. La situation au Québec est telle que la technocratie, appuyée par la classe politique, a imposé à la population une réforme qui est par sa nature réactionnaire et complètement décrochée de l'expérience des sociétés démocratiques modernes: à savoir la nécessité actuelle de diversifier les services éducatifs en raison des effets pervers du monopole étatique sur la qualité et le coût de ces services. Nous avons ici un exemple dramatique de l'emprise restreignante de la technocratie sur la société civile du Québec. On peut évidemment expliquer de façon convaincante en recourant à l'histoire, à la culture et à l'économie politique ce qui se passe dans la société civile contemporaine au Québec (1). Mais le fait qu'on puisse l'expliquer n'enlève rien à la réalité qui est la suivante: la technocratie étatique est littéralement en train d'écraser comme une coquille de noix une société civile qui commençait à être vivifiée; et cela, combiné à l'effondrement du capital social qu'est la famille en tant qu'institution et à l'effet débilitant de la lente croissance économique, affaiblit la société civile au point d'entraver le développement social.

Que pouvons nous - ou plutôt que devons-nous faire - si le développement social est appelé à se poursuivre? Idéalement, quatre choses doivent se produire: revenir à une croissance économique continue; réhabiliter la famille; briser le monopole technocratique dans l'administration des services publics, telle l'éducation à l'échelle locale; élaborer et propager une éthique sociale qui puisse dissiper la confusion actuelle. De toute évidence, il y a de nombreuses relations entre les quatre facettes de ce programme de restauration de la société civile. Le retrait de la technocratie étatique de plusieurs sphères des activités publiques permettrait à la fois plus d'innovation et une réduction des coûts, il s'ensuivrait une diminution des taxes qui à son tour agirait comme un stimulus de la croissance économique; une augmentation de la fertilité stimulerait aussi l'économie; la restauration de l'autonomie des écoles permettrait l'enseignement d'une éthique sociale qui pourrait combler le vide des valeurs, etc.

De façon encore plus explicite, et relativement aux questions politiques actuellement à l'ordre du jour, quels sont les actes à poser pour que soient concrétisées les choses suggérées? Il faudrait s'assurer que les Québécois continuent d'avoir accès aux écoles confessionnelles et semi-privées financées par des fonds publics; il faudrait affirmer la normalité de la famille hétérosexuelle et refuser de reconnaître institutionnellement les unions de personnes du même sexe; et il faudrait expliciter et diffuser dans un format facilement accessible le contenu de notre culture publique commune.

Pour que cela se produise, il faudrait probablement que deux développements politiques aient lieu. Le premier, l'émergence d'une opposition politique populiste et conservatrice puisque les deux partis existants partagent la couche de la technocratie. Deuxièmement, pour que s'effectue l'opération de salut national que nous proposons ici, il serait nécessaire de mettre de côté la question nationale - sans abandonner toutefois les acquis politiques historiques tels que contenus dans la Constitution de 1867 - pendant au moins 25 ans... le temps nécessaire pour reconstituer un capital social et financier qui a été dilapidé pendant la Révolution tranquille. »

Traduit par Hélène Laberge


Note

1. André BELANGER (1997) Jacques T. GODBOUT (1983) Colette MOREUX (1982) et Jean-Jacques SIMARD (1977)

Bibliographie

On trouve de bonnes pistes de recherche chez les auteurs suivants:

BELANGER, André, The Ethics of Catholicism and the Consecration of the Intellectual. McGill-Queens University Press, Montreal, 1997 Canada, Statistics Canada. The Labour Force, cat. no. 71-001 and Household Facilities and Equipmentt, cat. no. 68-202.
FRECHETTE, Guy in Québec 1998, Dir. Roch Côté, Le Devoir/Fides, Montréal, 1997, 387 pages, pp. 49 à 65.
GODBOUT, Jacques, La participation contre la démocratie, les Éditions Saint-Martin, Montréal, 1983.
LANGLOIS, Simon (éd.) La société québécoise en Tendances 1960-1990, Institut québécois de recherche sur la culture, 1990 (version anglaise disponible)
MOREUX, Colette Douceville, La modernisation d'une tradition, Presses de l'Université de Montréal, Montréal, 1982.
Simard, Jean-Jacques, La longue marche des technocrates, in Recherches sociographiques vol XVIII, no 1, 1977, pp. 93-132.
BUREAU STATISTIQUE DU QUÉBEC. La situation démographique du Québec, édition 1994, B.S.Q., Québec, 1996.

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