Le printemps et l'ordinateur

Jacques Dufresne
La logique formelle d'un côté, le sens cosmique et la poésie de l'autre. Les génies qui, comme Boole, sont à l'origine des ordinateurs étaient des êtres équilibrés.

Une heure d'écran, une heure de cosmos! Les premiers beaux jours du printemps donnent tout leur sens à cette maxime pour les temps post-modernes. L'écran cathodique, telle est, telle sera de plus en plus plus la forme nouvelle de la contrainte liée au travail.

Par une journée grise et froide de janvier, l'écran, qu'il soit vert, jaune, comme le mien en ce moment, ou coloré, comment celui de la télévision, peut donner l'illusion de la vie: des formes s'y meuvent, il en sort une vague lumière; mais quand arrivent les premières corneilles, quand on éprouve le besoin d'ouvrir les fenêtres pour laisser entrer l'air ennivrant, quand... (il est difficile de continuer sur ce ton sans sombrer dans les clichés les plus fades, les moins printaniers). Au printemps donc, il n'y a plus de doute possible: la mort est dans l'écran, la vraie vie est ailleurs. Les chats le comprennent bien avant nous; ils savent toujours où se percher pour savourer sans réserve les premiers moments enchanteurs. Soit dit en passant, les chats s'intéressent à tout ce qui vit, à tout ce qui bouge, et je n'ai jamais vu un chat, ni un chien d'ailleurs, manifester la moindre curiosité pour ce qui se passe dans un écran cathodique.

Ce qui m'amène à parler des sources printanières d'inspiration de George Boole, celui qui a fait les découvertes les plus importantes sur la longue route qui devait conduire à l'ordinateur. Mon but n'est pas de trouver tous les prétextes pour parler du printemps, mais de montrer que le sens cosmique, et le sens de la poésie qui le prolonge tout naturellement, étaient au coeur de la culture de celui à qui nous devons la logique des ordinateurs.

Et, ou, non... Tous les écoliers, en principe, ont entendu parler de ces portes logiques et peut-être un professeur a-t-il osé leur dire qu'elles proviennent d'un grand système logico-mathématique élaboré au milieu du XIXe par un certain George Boole, qui fut longtemps instituteur à Lincoln, sa ville natale, avant d'accéder à un poste de professeur d'université.

On découvrira, au début du XXe siècle, que ces portes logiques ont la même structure que des interrupteurs de circuit électrique. Faites passer le courant dans des circuits organisés comme les raisonnements de Boole et vous avez une machine pensante, si l'on peut dire. A la suite de Leibniz, qui avait ouvert la voie dans ce domaine comme dans tant d'autres, Boole se proposait de construire un système éliminant toutes les causes subjectives d'erreur, conduisant à la vérité de façon automatique.

Mais où est le printemps dans cette objectivité insensible aux saisons de l'âme? Comme la quasi totalité des grands génies à qui nous devons les machines et les institutions qui font notre fierté, Boole appartenait à un milieu culturel où nul ne pensait qu'une spécialisation étroite et hâtive est le meilleur chemin vers les grandes découvertes et le bonheur personnel.

Si bien qu'à l'âge de treize ans, il savait assez le grec ancien pour oser traduire en anglais son poème préféré: le printemps de Méléagre, poète grec né au deuxième siècle avant Jésus-Christ, dans l'Ile de Cos, où Hippocrate fonda la médecine rationnelle.

L'hiver venteux loin de notre aire a disparu; (...) La terre sombre lentement s'est recouverte d'herbe; (...) Si donc dans les forêts la joie vient au feuillage et si la terre fleurit; Si sifflent les bergers, si s'ébattent les laineux troupeaux, Si les matelots naviguent, si Dynonysos mènent les coeurs, Si chantent les êtres ailés, si travaillent les abeilles, Ne doit-il pas aussi au printemps, le poète, bien chanter?

Cette traduction française - il s'agit d'un extrait - a été faite un siècle après celle de Boole, par un autre génie, qui se passionnait pour les mathématiques, le grec ancien, la philosophie et la poésie: Simone Weil. La traduction de Boole a ceci de particulier qu'elle a déclenché une controverse mémorable dans la paisible ville de Lincoln, laquelle devait compter au maximum vingt mille habitants au milieu du siècle dernier. L'équivalent de Joliette il y a trente ans.

Le journal local a publié la traduction du jeune Boole. Tollé chez les lettrés et les snobs! Imposture, s'écrient-ils! Il est impossible qu'un jeune homme de treize ans, fils de cordonnier par surcroît, ait trduit si convenablement une oeuvre aussi difficile. Il s'en est suivi un véritable débat sur la fonte de la glace du lac Meech. Il se trouve que le jeune Boole avait de puissants défenseurs dans la plus haute aristocratie, ceux-là même qui, ayant deviné son génie, lui avait donné accès à leurs bibliothèques et à de bons maîtres. Le peuple et l'aristocratie se trouvaient ainsi ligués contre les bourgeois instruits. Les esprits s'échauffèrent, la querelle dura un an, et elle durerait peut-être encore si le directeur du journal n'avait un jour décidé d'y mettre un terme en annonçant qu'il ne publierait plus de lettres sur le sujet.

Et de dire que George Boole n'avait pas son jus d'orange tous les matins, qu'il n'avait regardé ni Sesame Street, ni Passe-Partout, qu'à son époque les maisons étaient mal chauffées et que l'espérance de vie n'était que de trente ou quarante ans! Dans les écoles, on était encore à l'âge du par coeur et de la discipline. Un bon psychologue aurait sans doute plaint sincèrement ce jeune homme timide d'avoir été victime de tant de cruelles atteintes à sa spontanéité créatrice. Il n'était sûrement pas toujours bien dans sa peau. D'autres cependant se demanderont si les plus grands de nos contemporains sont à la hauteur des fils de cordonnier qui ont permis le progrès dont nous jouissons. Il y a lieu en tout cas de s'inquiéter à l'idée qu'on élève les enfants dans le culte des jouets appelés ordinateur plutôt que dans la vénération du petit Boole qui les a rendu possibles. Car pour bien utiliser les ordinateurs, il faudra encore plus de culture qu'il n'en a fallu à Boole pour en concevoir le principe.

Je me garderais bien de vouloir faire ici l'éloge du grec ancien comme moyen d'éveiller l'intelligence. La réforme de l'éducation nous a enfin permis de nous débarrasser de cette antiquité. Le débat sur cette question est clos. Notre révolution culturelle à cet égard a été plus radicale que celle des Chinois. Du grec ancien, il ne reste plus une trace dans nos écoles. A l'intention des admirateurs de l'écran cathodique, je rappellerai cependant que les quatre plus grands personnages sur la route de l'ordinateur, Pascal, Leibniz, Boole et au vingtième siècle Von Neuman, furent des enfants prodiges pour ce qui est du grec ancien.. Hasard peut-être, mais il me paraît plus juste devoir un lien entre le génie de la langue grecque et la structure de la pensée qui comprend le monde par l'intermédiaire des nombres et de signes algébriques. L'allemand, le français, le japonais ou le chinois ont peut-être les mêmes vertus. Il se trouve que celles du grec ont été mises à l'épreuve en Occident. Je note aussi que plusieurs grands écrivains français cotemporains, Paul Valéry et Marguerite Yourcenar notamment, étaient aussi d'excellents hellénistes. Je note enfin que quelques grands pays à travers le vaste monde ont cru sage de conserver ici et là des classes de grec. Au cas où l'hypothèse du génie irradiant de cette langue serait fondée et que quelques-uns veuillent en profiter pour le bénéfice des informaticiens de l'avenir...

Mais nous parlions de Boole et du printemps de l'ordinateur. Boole était poète lui-même, poète métaphysicien, de second ordre cependant, par rapport à Keats, qui avait toute son admiration et dont il aimait citer ce mot: «La beauté est la vérité. C'est tout ce que nos savons sur terre et tout ce que nous avons besoin de savoir.» Tel fut le printemps de l'ordinateur.

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