La théorie de la propriété de Proudhon

Georges Sorel
Quand on étudie une théorie de la propriété, il faut toujours se demander quelles étaient les tendances esthétiques de l'auteur; dans ces discussions chacun de nous apporte, en effet, quelque chose de la partie la plus profonde de son âme. Un homme de la ville, financier ou politicien, savant ou littérateur, ne comprend pas la propriété comme un homme de la campagne; dans le premier cas la propriété est surtout représentée par la maison, c'est-à-dire par un immeuble qui ressemble presque à un titre de rente; dans le second, elle évoque l'idée de la culture; nous passons ainsi de la jouissance au travail.

Proudhon n'a jamais été un vrai citadin; il était un paysan et son âme se reportait toujours loin de Paris. Dans les écrits de son âge mûr, il aimait à revenir à ses souvenirs d'enfance et, suivant l'usage général, il transportait dans sa jeunesse les réflexions qu'il avait faites durant toute sa vie. Nous ne pouvons, en effet, échapper à une loi de mirage qui nous trompe constamment sur l'origine de nos idées quand des sentiments sont très fortement ancrés dans notre âme, nous nous imaginons qu'ils ont toujours existé avec cette force et souvent même nous croyons qu'ils proviennent de causes héréditaires. C'est dans les souvenirs d'enfance que les hommes supérieurs trahissent le secret de leur âme; ils ne pourraient analyser leur état actuel; mais ils le décrivent admirablement dés qu'ils peuvent se dédoubler en créant un passé fictif avec tout ce qui domine leur cœur.

Aucun poète bucolique n'a parlé de la nature avec plus d'enthousiasme. «Jusqu'à douze ans, ma vie, écrivait-il vers 1856, s'est passée presque toute aux champs, occupée tantôt à de petits travaux rustiques, tantôt à garder les vaches... À la ville, je me sentais dépaysé. L'ouvrier n'a rien du campagnard; patois à part, il ne parle pas la même langue, il n'adore pas les mêmes dieux... Quel exil pour moi quand il me fallut suivre les classes du collège, où je ne vivais plus que par le cerveau, où, entre autres simplicités, on prétendait m'initier à la nature que je quittais, par des narrations et des thèmes» 1!

Il ne faut donc pas s'étonner si, au fur et à mesure qu'il vieillissait, une idée plus précise de la propriété paysanne se formait dans son esprit. Longtemps, il accusa la législation moderne d'avoir ruiné la terre; user des revenus sans aucune responsabilité lui paraissait être une monstruosité. Rome avait péri de ce «droit quiritaire de la propriété pousuivi jusque dans ses dernières conséquences et indépendamment de toute possession effective»; aujourd'hui ce même droit produit «la désertion de la terre et la désolation sociale. La métaphysique de la propriété a dévasté le sol français, découronné les montagnes, tari les sources, changé les rivières en torrents, empierré les vallées: le tout avec autorisation du gouvernement. Elle a rendu l'agriculture odieuse aux paysans, plus odieuse encore la patrie; elle pousse à la dépopulation... L'homme n'aime plus la terre; propriétaire, il la vend, il la loue, il la divise par actions, il la prostitue; il en trafique, il en fait l'objet de spéculations; cultivateur, il la tourmente, il l'épuise, il la sacrifie à son impatiente cupidité; il ne s'y unit jamais 2».

Je crois que l'on pourrait nommer propriété abstraite ce système qui se traduit par une si profonde séparation de l'homme et de la terre; ce terme correspondrait bien à l'expression de «métaphysisique de la propriété» que nous avons trouvée chez Proudhon. Pendant longtemps, celui-ci avait cru devoir proposer une solution qui aurait été comme la contradiction de ce régime; il empruntait à la langue latine le mot possession pour indiquer que l'homme ne devrait avoir que la jouissance de la terre, qu'il devrait en user en bon père de farpille, sans pouvoir la vendre, ni la partager. «L'hérédité s'en suit, non point comme une prérogative, mais plutôt comme une obligation de plus imposée au possesseur. On comprend que le partage du sol étant fait surtout en vue des familles, ce n'est pas parce que le droit du détenteur est absolu qu'il transmet la possession; c'est au contraire parce que ce droit est restreint que la possession est héréditaire 3».

La possession a existé beaucoup plus que la propriété; étaient possesseurs, le censitaire féodal et l'emphytéote. «Le très petit nombre est arrivé à la propriété. Puis quand la classe propriétaire s'est multipliée, tout aussitôt la propriété, accablée d'impôts et de servitudes... s'est trouvée en dessous de l'ancienne possession... Nous voyons une foule de propriétaires, grands et petits, fatigués et déçus, faire argent de leur patrimoine et se réfugier, qui dans le trafic, qui dans les emplois publics, qui dans le salariat». Il lui semble qu'en 1789 on aurait pu se borner à mieux régler la possession. «Le sens commun n'indiquait rien de plus; les masses n'eussent pas demandé davantage. Il n'en a rien été cependant; la déclaration des droits de 1789, en méme temps qu'elle a aboli le vieux régime féodal, a affirmé la propriété; et la vente des biens nationaux a été faite en exécution 4

Réfléchissant au rôle historique de la propriété et à la place qu'elle occupe dans la philosophie du droit, Proudhon arriva à penser que la possession ne suffisait point. À côté de la propriété abstraite et à côté des formes si variées de la possession, on peut concevoir un autre type c'est celui qui, d'après les jurisconsultes romains, aurait existé dans l'ancienne Rome et c'est celui que Le Play rêvait de voir renaître dans la France contemporaine.

Dans le domaine aggloméré, sur lequel vit une famille-souche de propriétaires-cultivateurs, la propriété se resserre, en quelque sorte, sur elle-même, pour acquérir toute sa vertu et se serrer autour de la famille. Cette famille n'est en contact avec le dehors que pour remplir un double devoir civique participer aux dépenses publiques et fournir au pays une jeunesse saine et nombreuse; ce sont là les deux seules formes d'émigration de ses forces; tout le reste revient à la terre: le principe est bien ici à l'intérieur. Je crois que l'on pourrait donner le nom de propriété concrète à ce système, qui a tout l'aspect d'un organisme vivant dominé par le principe intérieur.

Proudhon observait que le régime de la possession n'avait pas produit les résultats que les théoriciens auraient pu attendre de lui; au Moyen Âge, il avait engendré tyrannie et misère. Il pensait que le progrès des mceurs permettrait de réaliser la propriété concrète, malgré les excessives difficultés que cela présente; c'est que «la propriété moderne, constituée en apparence contre toute raison de droit et tout bon sens, peut être considérée comme le triomphe de la Liberté. C'est la Liberté qui l'a faite, non pas, comme il semble au premier abord, contre le droit, mais par une intelligence supérieure du droit 5.» — Ici, nous voyons reparaître l'idéaliste, qui croit qu'une institution doit se produire parce que l'esprit la juge plus parfaite que celles qui existent. De même, Le Play croyait qu'il aurait suffi de donner aux pères de famille la liberté testamentaire pour que le régime ancien des familles-souches se reconstituât de lui-même!

C'est bien un Idéal dont il parle: «La propriété n'a pas encore existé dans les conditions où se place la théorie; aucune nation n'a été à la hauteur de cette institution 6»; — la plèbe romaine se montra incapable de comprendre les devoirs attachés à la propriété foncière 7; — on peut se demander si, en 1789, les Français étaient mûrs pour la liberté et la propriété 8; — «la Révolution a créé une nouvelle classe de propriétaires; elle a cru les intéresser à la liberté: elle les a intéressés à ce que les émigrés et les Bourbons ne revinssent pas, voilà tout; les propriétaires nouveaux, acquéreurs de biens nationaux, ont manqué de caractère et d'esprit public, disant à Napoléon 1er: «Règne et gouverne, pourvu que nous jouissions. 9»

La propriété est toujours alliée à la liberté politique aux yeux de Proudhon; c'est pourquoi il ne peut admettre qu'elle n'arrivera pas à se réaliser, — ne voulant pas désespérer de la liberté. Et puis, sans qu'il l'avoue toujours d'une manière expresse, la propriété concrète doit se produire dans l'avenir parce qu'elle est l'idéal romain, que Rome est la mère du droit et que Proudhon soumet, de plus en plus, toutes ses espérances historiques à ce postulat: le monde doit réaliser un état social juridique. il ne faut donc pas s'étonner s'il parle de l'économie romaine avec l'enthousiasme qu'elle excitait chez les anciens philosophes du droit, qui prenaient cette vie (toute mythique, semble-t-il) pour la première, detoutes les réalités. La maison est à ses yeux, comme aux leurs, un véritable État domestique, gouverné par un chef digne de commander; la propriété n'est possible que si cette dignité et cette capacité existent en toute vérité. Proudhon s'imagine le pouvoir absolu du pater familias à peu près comme le fait Iehring. «À Rome, où le divorce était la prérogative du mari, il s'écoula plus de cinq siècles sans qu'il y en eût un seul exemple; je n'ai lu nulle part que, pendant le même laps de temps, les pères se soient donné le plaisir de déshériter leurs enfants ou de dévorer en débauche leur héritage 10

Il faut un contrepoids à l'État, même quand il est «constitué de la manière la plus rationnelle, la plus libérale, animé des intentions les plus justes... Louis XIV niait la propriété absolue; Il n'admettait de souveraineté que dans l'État représenté par le roi... Pour que le citoyen soit quelque chose dans l'État, il ne suffit pas qu'il soit libre de sa personne; il faut que sa personnalité s'appuie, comme celle de l'État, sur une portion de matière qu'il possède en toute souveraineté 11. Cette condition est remplie par la propriété: «Ôtez à la propriété le caractère absolutiste qui la distingue, à l'instant elle perd sa force, elle ne pèse plus rien; c'est une mouvance du gouvernement, sans action contre lui 12».

Dans le résumé de son livre, Proudhon dit encore: «La justification de la propriété, que nous avons vainement demandée à ses origines, nous la trouvons dans ses fins: elle est essentiellement politique... C'est pour rompre le faisceau de la souveraineté collective, si exorbitant, si redoutable, que l'on a érigé contre lui le domaine de la propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen... La propriété allodiale est un démembrement de la souveraineté; à ce titre, elle est particulièrement odieuse au pouvoir et à la démocratie. Elle ne plaît point aux démocrates, enfiévrés d'unité, de centralisation, d'absolutisme.» Et il ajoute avec tristesse: «Le peuple est gai quand il voit faire la guerre aux propriétaires 13

Le droit de propriété se rattache ainsi étroitement au principe fédératif. «Le citoyen, dit Proudhon, par le pacte fédératif qui lui confère la propriété, réunit deux attributions contradictoires: il doit suivre d'un côté, la loi de son intérêt et il doit veiller, comme membre du corps social, à ce que sa propriété ne fasse pas détriment à la chose publique. En un mot, il est constitué agent de police et voyer sur lui-même. Cette double qualité est essentielle à la constitution de la liberté: sans elle, tout l'édifice social s'écroule; il faut revenir au principe policier et autoritaire 14

Il n'est pas vraisemblable que les idées fédéralistes de Proudhon se réalisent de notre temps; ces idées ne semblent avoir eu de popularité que dans les petites vallées manufacturières 15; les ouvriers des grandes villes ne les comprennent pas facilement. Mais autre chose est la réalisation d'un plan fédératif et autre chose est le système des conceptions juridiques auquel il correspondrait parfaitement; le gouvernement fédératif peut n'être qu'un mythe, servant à donner un corps à certains principes très essentiels. Je crois que l'on pourrait ramener la théorie proudhonienne du fédéralisme aux termes suivants:

1° Responsabilité des administrateurs, placés tout près de ceux qui ont intérêt à contrôler leur manière de procéder; et très faible séparation, du groupe accidentellement au pouvoir d'avec la masse gouvernée 16;

2° Possibilité d'expérimenter facilement des solutions pour les problèmes, moraux ou économiques, soit que cette expérimentation soit poursuivie individuellement, soit qu'elle le soit collectivement;

3° Nécessité de régler tous les rapports sociaux par le droit et d'écarter, aussi complètement que possible, l'arbitraire administratif et la domination des partis.

L'hypothèse d'un régime fédéraliste parfait constitue un moyen commode pour se représenter mythiquement la réalisation de ce programme de droit public; mais celui-ci est indépendant de la représentation et il peut atteindre la pratique de plusieurs manières fort dissemblables. La réalité du fédéralisme n'est pas. absolument nécessaire pour la réalisation des tendances fédéralistes. Cette différence entre un système idéal et tout fait, qui est le modèle de l'idée politique, et le devenir historique se retrouve, à chaque pas, dans les études sociales. Bien que la propriété concrète n'ait jamais existé complètement, elle a joué un rôle prépondérant dans l'histoire des institutions, et Proudhon n'est pas loin de la regarder comme le dieu caché qui gouverne le développement des Etats; «elle régit positivement l'histoire, écrit-il dans sa langue idéaliste, quoique absente, et elle précipite les nations à la reconnaître, les punissant de la trahir.» 17


Notes
1. PROUDHON, De la Justice. etc., tome II, p. 208.
Dans toute la fin de ce chapitre, on sent un souffle virgilien. On sait quelle admiration Proudhon avait pour Virgile (op. cit., tome III, pp. 364-371).
2. PROUDHON, op. cit., tome II, pp. 202-204.
3. PROUDHON, Théorie de la propriété, pp. 88-89. — En 1848, Proudhon disait contre Louis Blanc: «L'hérédité est l'espoir du ménage, le contrefort de la famille, la raison dernière de la propriété. Sans l'hérédité, la propriété n'est qu'un mot, le rôle de la femme devient une énigme.» (Contradictions économiques, chap. XI, § 2).
4. PROUDHON, Théorie de la propriété, pp. 91-92.
5. PROUDHON, op. cit., pp. 143-144.
6. PROUDHON, op. cit., p. 231.
7. PROUDHON, op. cit., p. 120.
8. PROUDHON, op. cit., p. 475.
9. PROUDHON, op. cit., pp. 234-235.
10. PROUDHON, op. cit., p. 112. Cf. IEHRING, Esprit du droit romain, liv. II, chap. 3.
11. «Tout gouvernement, toute utopie, toute Église se méfient de la propriété. » (PROUDHON, op. cit., p. 135). — «On réduit peu à peu à la propriété à n'être plus qu'un privilège d'oisif; arrivée là, la propriété est domptée; le propriétaire, de guerrier ou baron, s'est fait péquin, il tremble, il n'est plus rien.» p. 138).
12. PROUDHON, op. cit., pp. 937-938.
13. PROUDHON, op. cit., pp, 225-226. — Cette dernière remarque a une très grande importance; pour ceux qui pensent qu'au fond de l'âme humaine sont déposés les prin-cipes de toute Justice, un gentiment si instinctif condamne la propriété sans appel; pour ceux qui se défient des instincts et qui croient que la raison domine éniblement et lentement les tendances naturelles, la propriété est une précieuse acquisition de la civilisation, qui ne doit être sa crifiée que devant quelques principes plus élevés dans l'ordre de production scientifique.
14. PROUDHON, op. cit., pp. 235-238.
15. C'est ainsi qu'en France le fédéralisme n'a guère d'adhérents socialistes que dans les montagnes du Jura; on explique quelquefois ce fait d'une manière idéologique par l'influence que Bakounine aurait exercée en Suisse il y a trente ans; mais encore faudrait-il savoir pourquoi Bakounine a eu cette influence dans les vallées du Jura bernois.
16. Il me semble que c'est ce régime que Lénine désire atteindre dans la République des soviets.
17. PROUDHON, op. cit., p. 231.

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