Photographie numérique ou «pixographie»?

Jean Lauzon
La photographie numérique, entre le réel (photographique) et le virtuel (absence de contnuum référentiel).
Le processus photographique fait que l’on ne saurait le confondre avec ce que l’on nomme, à tort, photographie numérique. Le vocabulaire est ici fautif. Ce que l’on désigne par ces deux mots devrait être nommé autrement. Une seule appellation devrait suffire, par exemple: «pixographie», ou bien, «pixotypie». Un seul mot serait à la fois plus économique et davantage pertinent quant à une éventuelle compréhension de la réalité sous-entendue.
Depuis fort longtemps, l’enracinement de chaque art dans son matériau fait l’objet de bien des discussions qui cherchent à déterminer la spécificité des pratiques discutées. Dans cette veine, Régis Debray (1) a écrit: «À fonction différente, appellation différente. L’image qui ne supporte pas la même pratique ne peut porter le même nom» (2) ; ajoutant que «l’image photographique a été bouleversée par l’image électronique» (3), rendant compte ainsi d’un bouleversement mais non d’une disparition, et obligeant du même souffle à mieux définir les relations entretenues avec les différents types d’images en circulation. Dans ces conditions, il est difficile de confondre l’image photographique avec l’imagerie numérique et pour cette raison, l’une ne saurait conceptuellement être identifiée à l’autre, comme c’est encore le cas trop fréquemment.
La photographie, dont l’occurrence nécessite en amont la présence d’un continuum référentiel pour exister, a bien peu à voir, d’abord, avec les images de synthèse. L’image photographique d’un bâtiment non construit, par exemple, est impossible. Alors que l’image infographique de ce même bâtiment est toujours non seulement envisageable, mais aisément réalisable, devenant ainsi le référent d’une chose à venir, étant «une entité virtuelle [...] effectivement perçue [...] mais sans réalité physique correspondante» (4), l’image photographique est toujours une référence à un référent passé correspondant à une réalité physique effective. C’est précisément le contraire de l’image de synthèse. Nous sommes ici beaucoup plus près d’une logique des arts du dessin (5) que de la photographie.
D’autre part, alors que l’image numérique, qu’elle soit de synthèse ou réalisée avec un appareil-photo, étant essentiellement «un modèle logico-mathématique provisoirement stabilisé» (6), nous convie à une «dématérialisation générale des supports» (7), le signe photographique maintient toujours la présence matérielle non seulement de ses supports mais fait intervenir la matière dans toutes les étapes de sa production. De fait, on a pu écrire: «La photographie numérique rompt avec les spécificités de la matière optico-chimique de la photographie» (8). Voici une phrase grammaticalement suspecte dans la mesure où le sujet («la photographie...») est en rupture avec son complément («la photographie») et que tous deux portent le même nom... Il est vrai que l’on qualifie ce sujet: «photographie numérique»; mais alors, dans la mesure où sujet et prédicat ne peuvent plus s’accorder (il y a rupture), n’y aurait-il pas lieu de les nommer différemment? Ce qui éviterait notamment l’exercice souvent fastidieux de toujours qualifier le type d’image dont il est question; et ce qui, de surcroît, préciserait nominalement en quoi la photographie et l’image produite infographiquement diffèrent, minimisant raisonnablement certaines confusions toujours possibles.
Ainsi pourrait-on toujours nommer «photographie» le procédé d’enregistrement optico-chimique qu’elle est depuis son apparition officielle en 1839 et, par exemple, «pixographie» (le préfixe faisant ici référence aux pixels constitutifs qui marquent la rupture), ou «pixotypie», le suffixe faisant ici appel aux nombreux procédés photographiques historiquement recensés (comme le daguerréotype, l'ambrotype ou le ferrotype...), ce que l’on identifie aujourd’hui maladroitement comme photographie numérique (9). Il semble dans ce cas que «pixotypie» pourrait à la fois distinguer la photographie dite traditionnelle (chimique) de celle appelée numérique (pixels), tout en proposant une certaine transparence historique, en usant du suffixe «typie» quant à une familiarité avec la photographie à titre d’image fabriquée.
On pourrait réserver le terme d’infographie à la fabrication numérique d’images de synthèse, qui se résume à une production orientée vers la création pour ainsi dire d’images pures, sans aucun référent effectif repérable au sein d’une quelconque réalité physique extérieure au medium. Il y aurait donc de «l’infographie», de la «pixographie» (ou «pixotypie») et de la «photographie». Et ces médiums pourraient jouer l’un dans l’autre par la suite, moins confusément toutefois qu’ils ne le font aujourd’hui.
La relation de type photochimique que la photographie entretient avec ce qui est photographié au moment de la prise de vue ne peut, en aucun cas, être confondue ou identifiée avec quelque type de relation qu’entretiendrait, ou pas, tout autre médium d’expression avec un quelconque référent. Il ne peut pas y avoir, par ailleurs, un éventuel référent photographique. Il y a toujours un référent effectif et c’est à cette étape, la prise de vue, qu’il prend une nouvelle forme, justement chimique, non logico-mathématique comme pour la «pixographie». Et c’est d’une imprégnation qui lui est propre que se fabrique le signe photographique: c’est l’image latente, souvent un négatif, nécessairement singulier, attestant toujours de l’existence de ce qui a été photographié, d’une certaine manière et pas d’une autre.
Les supports diffèrent, le type d’enregistrement diffère, les noms aussi, conséquemment, doivent différer.

Notes
1. Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992.
2. Ibid., p. 286.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. À savoir précisément le nom que l’on donne aux outils [de dessin] des logiciels infographiques spécialisés dans la fabrication ou la retouche d’images, et qui sont donc présentés comme étant soit un pinceau, un crayon, un aérographe, une efface, un pot de peinture, bref tous des outils traditionnellement utilisés pour la pratique du dessin ou de la peinture, pas la photographie.
6. Op. Cit., p. 386.
7. Ibid., p. 295.
8. Christine Desrochers, « "Photographie et immatérialité": Les apparences de La photographie », Etc Montréal, no 41, Montréal, mars, avril, mai 1998, p. 32.
9. Produite, il est vrai, à l’aide d’un appareil-photo qui en appelle à une technique de l’optique. Toutefois, le procédé d’information numérique, et nous insistons, est en rupture absolue avec l’enregistrement de type chimique qu’a toujours impliqué la photographie.

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