Les rapports de l'homme et de la nature

Jean Dorst
Quand on découvre aujourd'hui la gravité des dommages causés notamment par les pesticides, on a peine à croire que le diagnostic était déjà très clair il y a trente ans. C'est pourtant le cas. «Ces produits ont des effets secondaires préjudiciables aux animaux, aux végétaux et à l'homme lui-même. Ils risquent de paralyser un certain nombre de systèmes fondamentaux, comme le prouvent les perturbations apportées aux milieux marins, en particulier au niveau de la synthèse chlorophyllienne par certaines algues, bouleversant des cycles essentiels comme ceux de l'oxygène ou du carbone.»
L'époque actuelle est marquée par une série de changements profonds qui affectent la vie de chacun. Nous traversons une véritable crise de civilisation dont les symptômes sont apparents sur le plan matériel comme sur celui plus élevé de la pensée. Nous nous interrogeons sur le devenir de notre civilisation industrielle dont les excès sont maintenant bien visibles et les conséquences parfois catastrophiques. Les causes de la situation actuelle sont variées et une analyse détaillée serait hors de propos, d'autant plus qu'elle devrait être menée par une équipe de spécia-listes très divers comprenant des philosophes, des sociologues et des économistes. Cependant les biologistes sont eux aussi capables de donner une part des réponses et des solutions, car ils ne peuvent s'empêcher de penser que les faits qu'ils étudient concernent quelques-unes des causes premières d'une évolution dont les autres aspects ne sont en quelque sorte que les conséquen-ces. Beaucoup des désordres qui affectent nos sociétés proviennent d'une rupture d'équilibre entre l'homme et son milieu, entre l'animal consommateur que nous sommes et ses moyens de subsistance, mais aussi entre la créature intelligente et son environ-nement physique et psychologique.

Pour comprendre la situation actuelle, il convient de rappeler brièvement l'évolution des rapports de l'homme et de la nature depuis le début de l'aventure humaine, car l'impact de l'homme dans les équilibres biologiques date de l'apparition de celui-ci sur la terre. L'histoire de l'humanité peut être interprétée comme une longue lutte de l'homme contre la nature qui lui fut tout d'abord hostile et son affranchissement progressif vis-à-vis de certaines de ses lois, ou inversement comme un asservissement de la nature à l'homme et aux inventions de son génie.

Au stade primitif, l'homme, chasseur et pêcheur, se comportait en prédateur et en déprédateur. Il était un élément naturel intégré dans un système naturel. C'est le stade que notre espèce a atteint au Paléolithique et auquel sont restées certaines peuplades primitives telles que les pygmées ou les aborigènes australiens. Un code moral ou religieux refrénait leurs activités en leur donnant une base écologique. Dès cette époque cependant la pratique des feux courants a permis à des hommes d'un niveau techno-logique très bas de transformer profondément certains milieux. Bien vite les moyens de subsistance devinrent insuffisants pour nourrir une humanité plus nombreuse, sédentaire, grégaire, et socialement de mieux en mieux organisée. L'homme se transforma en pasteur, ce qui revient à favoriser une catégorie d'animaux, à modifier les chaînes alimentaires et à étendre le milieu favorable à ces animaux. Les milieux fermés sont devenus progressivement ouverts, notamment par la pratique des feux. L'homme devint ensuite, et en fait simultanément agriculteur, ce qui revient à domestiquer certains écosystèmes et surtout à en créer d'entière-ment artificiels où les chaînes alimentaires sont considérablement raccourcies. Dès l'époque la plus reculée, la dégradation de quelques habitats est à observer, comme en témoigne l'érosion dans le bassin méditerranéen et l'Amérique centrale. Des processus qui n'ont fait que s'amplifier se sont déclenchés dès cette époque.

Beaucoup plus tard, à l'époque des grandes découvertes et au début de notre civilisation technologique, un phénomène nouveau intervint. Partis d'Europe, des hommes disposant d'une énergie et d'une technologie supérieure, vivant dans un continent déjà très utilisé, voire usé, se sont répandus à travers le monde. Ils ont découvert ses richesses en faisant irruption dans des univers se trouvant à d'autres niveaux de civilisation, d'abord en Amérique, ensuite en Afrique. Certes les continents qui s'ouvraient aux Européens n'étaient pas dans leur état primitif, ni souvent même dans un état satisfaisant; mais ils présentaient une apparence de luxuriance extraordinaire. C'est de cette époque que date le mythe de la richesse illimitée de la terre. Une exploitation sans limite de ses ressources commença, comportant le massacre d'ani-maux et le pillage des ressources forestières.

Plus tard encore débuta la révolution industrielle, la technologie se métamorphosant en donnant à l'homme une puissance sans commune mesure avec ce qu'elle avait été alors. Les interventions de l'homme pouvaient dès lors être plus profondes et plus rapides, entraînant de ce fait la rupture des équilibres jusqu'à présent maintenus.

Les données biologiques suffiraient à elles seules à expliquer la détérioration de la situation au cours de l'histoire de l'humanité et l'accélération de cette tendance jusqu'à son point critique actuel. Des facteurs philosophiques et psychologiques sont cependant intervenus, d'une manière plus profonde encore que les facteurs matériels. Depuis Bacon et Descartes l'homme doit se rendre «maître et possesseur de la nature». Ce sentiment de domination lui a donné l'idée de créer un monde artificiel que les progrès scientifiques et techniques semblaient mettre à sa portée. La physique et la chimie lui ont donné des possibilités extraordinaires; ses machines simplifient le travail manuel et bientôt même intellectuel. Il paraît dominer tous ses problèmes et trouver leur solution dans les applications de ses sciences. Tout paraît possible à l'homme qui s'est maintenant en apparence entièrement affranchi de la nature, dont il n'a plus besoin, car ses techniques paraissent la remplacer. Il n'a plus à se conformer aux lois essentielles qui régissent la biosphère à laquelle il substitue une anthroposphère ou mieux une technosphère appelée à satisfaire toutes ses exigences. C'est à cette attitude de principe que l'on doit la situation actuelle et les maux dont nous souffrons. Bacon et Descartes n'avaient pas prévu les excès de cette évolution qui provoque l'inquiétude des biologistes autant que la déception et les alarmes du grand public devant les redoutables conséquences du progrès technique. La situation actuelle est le résultat d'une série d'erreurs écologiques et de contradictions avec les lois qui président au fonctionnement de la biosphère, système éminemment fragile et précis dans son fonctionnement. Bien que ces erreurs soient connues et qu'elles aient fait l'objet de nombreuses études, une rapide analyse est cependant utile de manière à préciser quels sont actuellement nos rapports avec le monde dans lequel nous vivons.

La première des atteintes à la biosphère consiste en une surexploitation des populations sauvages. Les végétaux et les animaux sont en voie de disparition ou de régression avancée à travers le monde. Cela entraîne la perte d'un capital scientifique inesti-mable et aussi d'éléments importants intervenant dans le fonction-nement de la biosphère en tant que rouages d'un mécanisme complexe. Ils entraînent aussi une diminution alarmante des stocks dont nous tirons des ressources importantes. Le meilleur exemple est certainement celui qu'offre l'exploitation des popula-tions de poissons marins, pour lesquels l'overfishing si apparent sur les fonds de pêche traditionnels entraîne une diminution sensible de la rentabilité commerciale des pêcheries. La lamentable histoire des baleines pourrait être également évoquée. Les baleines bleues, dont l'Antarctique constitue le dernier refuge et qui ont formé la pierre angulaire de l'industrie baleinière dans les temps récents, sont actuellement en danger de disparition. Leurs populations sont inférieures à 2000 individus, alors que la population optimale serait de l'ordre de 100.000, un chiffre atteint il y a une trentaine d'années.

Cette mauvaise exploitation des ressources renouvelables pro-vient d'une méconnaissance profonde des lois qui régissent la structure et la dynamique des populations, et dont dépend la productivité du monde vivant.

Une deuxième attaque contre la biosphère consiste en une mauvaise utilisation de l'espace. L'homme a domestiqué quelques-uns des systèmes naturels qui forment les grandes unités du monde vivant, à côté desquels il a créé des systèmes artificiels. Certains de ces systèmes se sont révélés des erreurs, en contradiction avec la nature des sols, le climat, les autres facteurs physiques ou biotiques du milieu, déclenchant l'érosion accélérée qui ravage actuellement une partie importante du globe. Déjà en 1963, à une conférence des Nations-Unies tenue à Genève, les experts avaient conclu qu'il y avait environ 700 millions d'hectares gravement érodés à travers le monde. Manifeste dans les régions inter-tropicales, cette situation l'est également dans bien des régions tempérées livrées à la monoculture ou à des cultures industrielles contraires à la stabilité des sols. L'homme a partout supprimé la diversité. Les milieux naturels, réputés inutiles ou nuisibles, comme par exemple les habitats aquatiques, les marécages, les zones intercotidales où la mer, la terre et l'eau douce se mélangent, ont été supprimés. L'homme a simplifié les systèmes biologiques, dont la diversité est précisément la condition essentielle d'un maintien d'un équilibre satisfaisant, tout comme dans une mécanique compliquée où de nombreux rouages viennent s'engrener les uns dans les autres, et donnent la stabilité au système en permettant au mouvement de se transmettre par des voies multiples. Nous avons supprimé la plupart de ces rouages en les remplaçant par quelques-uns de plus grande dimension; nous avons ainsi rendu le système beaucoup plus fragile et soumis à des fluctuations contraires à notre intérêt à long terme.

Une autre attaque contre notre milieu consiste en l'épandage de déchets et le déclenchement de pollutions. L'opinion publique est sans doute le plus sensible à ce problème pressant et si apparent dans ses manifestations. Les biologistes, dans un certain sens, lui sont très reconnaissants, car sans lui le non-spécialiste n'aurait jamais été alerté par des problèmes plus complexes et tout aussi graves. Toutes nos activités sont génératrices de déchets. Or nous savons que la nature recycle les éléments avec une vitesse égale tout au long du processus; au contraire les systèmes humains sont des systèmes vectoriels, ouverts, car la phase de recyclage ne nous intéresse pas du fait qu'elle ne nous rapporte rien et nous coûte de l'énergie. Nous avons là une différence essentielle entre un système humain et un système naturel.

Les pollutions ne nous retiendront pas longtemps, car leur action est bien connue. Elles sont d'autant plus graves que de nombreux produits répandus dans la biosphère sont véritablement artificiels, la nature n'ayant en définitive rien «prévu» pour les recycler. Tels sont les corps chimiques que l'on groupe sous le nom de «plastiques» parmi tant d'autres substances synthétiques. Leur action est d'autant plus sérieuse que leur volume va en s'ampli-fiant par suite de l'augmentation du nombre de consommateurs et des besoins de chacun. Cela entraîne un empoisonnement véritable de la planète, à un échelon global. Même l'équilibre gazeux de l'atmosphère serait en train de se modifier par suite de l'utilisation des combustibles fossiles, ce qui peut avoir des conséquences planétaires.

Il nous faudrait également parler des pesticides, ces produits extrêmement dangereux qui ont des effets positifs en nous protégeant contre un certain nombre de maladies transmises par les insectes et en protégeant nos cultures contre les déprédateurs, mais qui ont par ailleurs des effets extrêmement dangereux, parfois inattendus comme les concentrations le long des chaînes alimentaires. Ces produits ont des effets secondaires préjudiciables aux animaux, aux végétaux et à l'homme lui-même. Ils risquent de paralyser un certain nombre de systèmes fondamentaux, comme le prouvent les perturbations apportées aux milieux marins, en particulier au niveau de la synthèse chlorophyllienne par certaines algues, bouleversant des cycles essentiels comme ceux de l'oxygène ou du carbone.

Ce sommaire très rapide des conséquences des activités humai-nes vues par un écologiste permet de dresser un bilan et d'esquisser une analyse des causes profondes qui nous ont menés à la situation actuelle, tout en essayant de lui apporter remède par des mesures efficaces et par une authentique prise de conscience de la part de chaque individu. Si des mesures efficaces n'étaient pas prises dans l'immédiat, sans faire preuve d'un alarmisme exagère, on peut craindre que notre planète, où la vie s'est différenciée grâce à un extraordinaire concours de circonstances, ne soit victime de ce qu'on a appelé une éco-catastrophe. Je ne me range pas parmi les alarmistes et nous n'allons pas tous mourir, asphyxiés par les pollutions, dans les prochains temps. Mais nous ne pouvons pas nous empêcher d'être inquiets de la dégradation rapide et même accélérée de la situation. Le jour où les symptômes de cette éco-catastrophe se seront encore précisés, il sera trop tard pour arrêter le processus, car nous aurons atteint le point de non-retour. Je m'empresse de dire qu'il nous est bien entendu impossible de revenir à un âge agraire, de faire le sacrifice d'une industrie sans laquelle l'humanité actuelle ne pourrait subsister. L'évolution inéluctable nous entraîne vers une certaine forme d'industrialisa-tion, même celle de l'agriculture, en même temps que vers la concentration urbaine. Mais les tendances actuelles correspondent a une erreur capitale si nous les poussons à l'extrême et donc à l'absurbe, et si nous ne remédions pas à la situation actuelle par des mesures beaucoup plus énergiques que celles qui ont été proposées jusqu'à présent.

Afin de pallier aux maux actuels et de redéfinir d'une manière constructive ce que doivent être les relations de l'homme et de la nature, une nouvelle politique est à préconiser. Cette doctrine doit comporter essentiellement quatre principes qui me semblent fondamentaux.

Je crois que la première tâche consiste en une redéfinition de la place de l'homme dans la biosphère, donc en une revision de l'ensemble de notre conception de la nature. En dépit de notre place particulière, nous continuons de faire partie d'un vaste complexe biologique, dont nous devons suivre les lois essentielles auxquelles nous restons soumis. Sans rappeler en détail le fonc-tionnement de la biosphère, nous savons que l'énergie physique venue du soleil est fixée par un certain nombre d'organismes qui la transforment en énergie chimique, puis lui font subir une série de transformations au cours desquelles elle se dégrade. Il faut que l'homme se branche quelque part sur le circuit, qu'il transforme le système pour l'adapter au mieux à ses besoins pour accroître la part de productivité directement ou indirectement utilisable. Mais il ne peut domestiquer la biosphère que jusqu'à un certain point, faute de quoi il provoque de dangereuses ruptures d'équilibre. Il lui faut aussi penser au recyclage des éléments chimiques, de chacun des produits qu'il utilise et de leurs déchets, qui tous doivent avoir leur place dans un cycle quelconque. Il faut par conséquent envisager une lutte contre les pollutions basée sur un recyclage des déchets de nos activités et supprimer la différence qui existe actuellement entre un système humain ouvert et un système naturel fermé.

Il faut aussi que nous maintenions le respect d'un certain équilibre, variable selon les cas, en tous cas difficile à évaluer, entre l'homme et le reste de la biosphère. Jusqu'à présent, chaque fois que nous avons formé un grand projet, nous l'avons immé-diatement exécuté après avoir simplement envisagé ce qu'il allait nous coûter et ce qu'il allait nous rapporter, mais sans nous préoccuper de son impact dans le milieu dans lequel il allait trouver sa place. Ainsi par exemple le barrage d'Assouan, en Egypte, a certes eu des conséquences positives pour l'homme; mais on avait oublié ses répercussions biologiques consécutives à une modification du régime des eaux du Nil, à une modification de l'arrivée de limons et d'éléments minéraux dans la Méditerranée et à une perturbation des éco-systèmes marins. L'exploitation du pétrole de l'Alaska se traduirait par un profit matériel pour l'humanité, mais nous savons par ailleurs qu'elle aurait un certain nombre d'effets nuisibles dans un milieu d'une fragilité extrême, d'autant plus dangereux que nous ne pouvons pas les mesurer avec précision et que donc nous devons être prudents et plutôt les surestimer. Les écologistes sont mal préparés pour ce genre d'études prospectives. Pour étudier les conséquences d'une activité humaine vis-à-vis de la biosphère, il nous faudrait souvent disposer d'un temps beaucoup plus long que celui qui nous est laissé par l'autorité politique. Par conséquent l'écologiste ne peut jamais se prononcer d'une manière aussi claire, aussi nette qu'un ingé-nieur, simplement parce que le facteur temps ne peut pas être éliminé d'une expérience biologique souvent de ce fait même irréalisable, même en tant que modèle mathématique.

Notre attitude est grave également en ce qui a trait aux océans. La prochaine grande révolution de l'humanité sera une révolution marine. Par conséquent un milieu dans lequel nous n'avons eu jusqu'à présent qu'une activité de prédateur ou de déprédateur risque d'être modifié d'une manière beaucoup plus profonde, car nous avons actuellement atteint le niveau technologique suffisant pour intervenir. Or l'océan est un milieu particulièrement fragile et au moment où nous allons commencer à interférer avec les facteurs naturels, il faut nous pénétrer de cette idée et mesurer, en les calculant largement, quels risques nous prenons en modifiant profondément un équilibre physico-chimique et biologique fonda-mental au maintien de la vie sur la terre entière. Les études préalables à tout projet et la renonciation à ceux qui entraîent des conséquences trop graves vis-à-vis de la biosphère vont nous coûter de l'argent, autant que la lutte contre les pollutions. Mais, en définitive, le prix que nous devons payer est celui de notre civilisation industrielle. Il faut que nous soyons préparés à le payer. S'il est trop élevé et que le bilan global est négatif, nous devrons alors apprendre à renoncer à l'activité en question, en dépit des avantages réels ou illusoires qu'elle semble avoir à son actif.

Le deuxième principe fondamental que nous devons appliquer concerne le contrôle de l'accroissement démographique. Les bio-logistes savent qu'une population animale augmente ses effectifs selon une progression géométrique quand rien ne vient la freiner, mais qu'elle se stabilise tôt ou tard à un palier déterminé par suite de la résistance du milieu. Bien souvent une pullulation est suivie d'un effondrement dès que la population a dépassé la capacité limite de l'habitat. C'est ce qui risque de se passer dans le cas des populations humaines.

À l'heure actuelle, l'explosion démographique a porté les popu-lations humaines à environ trois milliards six cent millions d'indi-vidus. En l'an deux mille, c'est-à-dire dans très peu de temps, nous serons le double. En l'an deux mille cinquante nous serons environ 14 milliards. Cet accroissement ne peut manquer d'inquiéter les biologistes; quand une population commence à s'accroître à ce rythme, c'est en général très mauvais signe. Certes le problème démographique n'est pas aussi aigu dans certaines régions du monde que dans d'autres, malheureusement les plus défavorisées, et je conçois très bien qu'au Canada, encore une terre de vastes espaces, l'urgence de ce problème n'apparaisse pas toujours dans ses véritables perspectives. A l'échelle mondiale, il revêt une gravité extrême. Je ne veux pas dire que les trois milliards et demi d'hommes actuellement en vie ne pourraient pas se nourrir et vivre d'une vie décente si les circuits de distribution étaient mieux organisés, ce qu'il n'appartient pas au biologiste de corriger. Il n'en est pas moins vrai qu'un système exponentiel finit toujours mal. Il suffit de voir les courbes d'augmentation démographique pour en constater la rigueur mathématique et donc en prévoir les redoutables conséquences.

Le troisième principe qui doit guider notre action concerne le contrôle de l'expansion économique. Je sais qu'ici je risque de me faire sévèrement critiquer, ce qui m'est arrivé chaque fois que j'ai abordé ce point à contre-courant des idées en vogue. À l'heure actuelle, dans tous les pays on fixe l'expansion à un certain pourcentage chaque année. Là encore, il s'agit d'une augmentation géométrique, d'une exponentielle. Or nous savons, sans être grand mathématicien, que l'on n'enferme pas une expo-nentielle dans un contour limité qu'il s'agisse d'augmentation démographique ou d'expansion économique. L'expansion géo-métrique, dans un monde fini aboutit à un système rapidement absurde. Certes, les limites de l'enveloppe ne sont pas encore atteintes, mais ces limites existent. Les biologistes savent que quand un phénomène atteint les limites de ses possibilités et qu'il va les toucher, c'est à ce moment que se produit un effondrement catastrophique et que le système est condamné à la ruine. À l'heure actuelle, qu'il s'agisse d'énergie, de matières premières minérales, de ressources renouvelables, nous savons que le prélèvement de l'homme est de plus en plus important dans le monde où il vit. Il est incontestable que nous en tirons un certain bénéfice, et tout le monde s'estime satisfait. En fait notre attitude recule seulement l'échéance de problèmes économiques, sociaux et politiques dont les données un jour seront devenues absurdes. Pour remédier à cette véritable fuite en avant, on a préconisé une croissance nulle. La réduire à ce taux n'est certainement pas possible, car cela aurait des conséquences graves sur tout le système actuel. De plus le taux souhaitable dépend largement du niveau atteint par l'économie des différents pays et la question ne se pose pas de la même manière dans des pays industrialisés et dans les pays sous-développés. La technologie permettra encore une croissance contrôlée, variable selon les cas, fonction notamment du stade de développement atteint. Mais un frein doit être mis à la croissance exponentielle de notre économie qui n'est plus propor-tionnée aux ressources du monde fini où nous nous trouvons. Cette attitude sera difficile à accepter par les hommes qui vivent depuis longtemps avec la conviction profonde que l'expansion est nécessaire. Elle est pourtant de rigueur si nous voulons éviter un effondrement que nous pouvons prévoir pour les décennies à venir.

La quatrième et dernière proposition est une conséquence de la précédente. Il faut que nous nous persuadions que tout progrès technique n'est pas nécessairement un progrès réel pour l'homme. Beaucoup ont des effets secondaires néfastes qui viennent large-ment contrebalancer les effets positifs attendus. Très souvent, nous payons trop cher pour un bienfait illusoire, ou hors de proportion avec le profit que l'on en tire. Parmi les innombrables exemples que l'on peut citer figure celui des transports super-soniques. L'économie de temps, souvent illusoire, risque de se trouver contrebalancée par des effets nocifs sur toute une série de phénomènes fondamentaux, en particulier des perturbations au niveau des couches d'ozone dans la partie supérieure de l'atmos-phère, risquant de modifier entièrement les conditions du rayonnement solaire à la surface de la terre. Or, nous savons que si la vie est apparue à la surface de notre planète, c'est grâce à un concours remarquable de circonstances parmi lesquelles la pré-sence d'une couche d'ozone filtrant le rayonnement nocif du soleil. Je ne veux pas systématiquement condamner le transport super-sonique; ce que je demande simplement est que dans un tel cas, on mette en balance les bienfaits de l'accélération des transports et les répercussions nuisibles à l'équilibre de la planète tout entière, estimées à leur juste valeur et d'une manière impartiale, et que nous essayons de faire un bilan objectif dans lequel les données biologiques figurent au même titre que les données tech-niques et économiques. Cet exemple pourrait être multiplié, car à l'heure actuelle, il existe malheureusement beaucoup de cas analogues et les risques de rompre des équilibres essentiels par certaines de nos activités sont grands, et d'autant plus dangereux que la biologie ne permet pas toujours de les mesurer.

Pour revenir à notre sujet, il faut que nous fassions un tri dans ce que nous apporte le «progrès», que nous recherchions la qualité et non plus seulement la quantité, ce qui a été jusqu'à présent le but de notre société dont les motivations reposent avant tout sur la recherche du profit. Je pense que les conditions optima-les pour un progrès réel de l'humanité, aussi bien sur le plan matériel que sur les plans les plus élevés, sont à trouver dans une sorte d'équilibre entre les ressources disponibles dans la biosphère, les efforts nécessaires pour les collecter et les transformer, les effets secondaires néfastes de ces activités et les besoins légitimes de chacun. Il est évident que nous devons proportionner ces derniers aux autres paramètres de cette sorte d'équation; vouloir les augmenter sans limite est probablement le reproche le plus sérieux que l'on peut faire à la société dite de consommation.

Voilà par conséquent quatre principes sur lesquels nous pour-rions discuter, mais dans lesquels nous pouvons inclure toutes les propositions susceptibles d'améliorer la situation actuelle. Il est urgent de trouver une solution à ces problèmes. Chacune de ces propositions a la même importance car elles sont liées et si nous en négligeons une, le système risque de s'effondrer, nous entraînant vers l'éco-catastrophe évoquée précédemment. Nous devons avoir une approche globale du problème de l'environnement et pas seulement considérer une série de petits faits en les isolant les uns des autres: la biosphère forme un tout, elle doit être traitée comme telle. L'humanité a déjà traversé de multiples crises. La crise actuelle, cependant est la plus grave, car elle a des implica-tions biologiques profondes, et concerne l'ensemble de la planète.

Nous pouvons envisager une série de solutions pratiques, techni-ques, et nous pouvons étudier les phénomènes un a un et essayer de pallier à un certain nombre de leurs conséquences regrettables. Ceci ne doit pas être négligé, et des études techniques sont à faire dans ce sens. Mais je crois qu'en définitive, la véritable solution est quand même politique. C'est à la société de choisir un certain nombre d'options et de définir ses rapports avec la biosphère, puis d'étudier les problèmes sous un angle pratique, dans le cadre d'une philosophie véritable. Nous devons admettre qu'en dépit du progrès technique et des apparences solides de l'anthroposphère, nous continuons de faire partie intégrante d'un système naturel et par conséquent, nous devons tenir compte de ses lois.

Cela implique très certainement une série de mesures basées sur de meilleures connaissances de la biologie. C'est là que les écologistes peuvent intervenir. Ce matin, l'honorable Ministre de l'environnement demandait à quelques-uns d'entre nous ce qu'était un écologiste. La définition est difficile. Nous pouvons certes penser que l'écologie est une partie de la biologie qui s'occupe des relations des êtres vivants les uns avec les autres et avec leur milieu. Mais je crois que la définition est beaucoup plus générale. L'écologie, avant d'être une science, est une manière de penser d'une manière globale, se trouvant à la confluence d'une série de disciplines qui débordent très largement du cadre de la biologie. Cette approche synthétique nous permettra de sortir de l'ornière et de faire preuve d'imagination, pour trouver des solutions plus originales que celles que nous préconisons encore. La prise de conscience est salutaire, mais insuffisante. Il faut que nous allions beaucoup plus loin et que nous remettions en question un certain nombre d'idées préconçues qui ont été les nôtres depuis fort longtemps, depuis le Néolithique pour certaines.

Il faut donc que nous préparions ce qu'on a appelé la Révolu-tion de l'environnement qui seule peut éviter à l'humanité une évolution qui lui serait fatale. Les pessimistes pensent que seule une catastrophe peut modifier le cours des choses. Personnellement, je suis résolument optimiste. Mais je pense que c'est à la génération actuelle qu'il appartient d'infléchir le cours de notre histoire et de celle de nos rapports avec la biosphère et d'être ceux que Robert Junk a appelé les avocats du futur.


QUESTIONS ET RÉPONSES

Q. Vous avez dit, professeur Dorst, qu'il fallait tenter de maintenir l'équi-libre entre l'homme et la biosphère. M. Moisan, de son côté, prétend que la notion d'équilibre naturel est vide de sens. Pourriez-vous pré-ciser votre pensée sur ce point?

R. J'ai employé le mot équilibre avec les réserves habituelles car un équi-libre biologique n'est jamais statique, mais toujours dynamique; l'évo-lution d'un phénomène est continue à l'échelle des individus, des com-munautés et d'un écosystème tout entier. Il est bien évident que nous ne pouvons pas espérer maintenir les écosystèmes y compris ceux en-tièrement protégés de l'action de l'homme, même s'ils existaient, dans l'état exact dans lequel ils se trouvent actuellement, et les léguer tels quels aux générations qui nous succéderont. Entre temps, des événements spontanés ou provoqués seront intervenus. Mais, hormis le cas de chan-gements brusques dans les conditions du milieu, un équilibre biologique n'évolue qu'à une vitesse relativement lente, contrôlée par un grand nombre de facteurs. Quand, par exemple, nous avons créé les champs et le paysage rural d'Europe occidentale, le système agricole équilibré est resté stable de génération en génération; il a subi une certaine évo-lution, mais n'a jamais été brutalement rompu. En revanche dans les temps modernes beaucoup de mises en culture ont été suivies de rup-tures d'équilibre catastrophiques.

Des catastrophes biologiques ont déjà eu lieu dans le passé sans que l'homme n'intervienne, telle par exemple la disparition brutale des grands reptiles du Secondaire. Mais les remplaçants des espèces en voie de disparition naturelle étaient déjà prêts à prendre leur relève dans les biocénoses sénescentes, tandis qu'à l'heure actuelle dans le cas des animaux et des végétaux en voie d'extinction, il n'existe aucun «rem-plaçant». L'anthroposphère ne peut pas constituer un système stable prenant la place de la biosphère.

Q. J'aimerais poser encore une question au professeur Dorst, surtout parce qu'il est optimiste; cette question concerne les possibilités de coopération, sinon inter-provinciales, du moins internationales. Je pense aussi au fait que bien des gens veulent faire quelque chose, oeuvrent dans des petits groupes qui n'ont pas beaucoup de relations et pas beau-coup de coopération avec d’autres organismes, et j'aimerais savoir au juste ce qui se fait au plan international pour faire un changement global, comme vous le disiez, dans les problèmes de l'environnement.

R. On peut manifester quelqu'optimisme, bien que pendant longtemps la coopération internationale soit restée mal définie. Le Programme Biologique international est un succès. L'UNESCO lance le programme de «l'homme et la biosphère», qui est en train de prendre une ampleur considérable par suite d'une coopération réelle entre les nations sur des programmes réalistes. L'Union internationale pour la conservation de la Nature a cherché ses voies pendant longtemps, et a rencontré beau-coup de difficultés du fait du manque de moyens matériels et financiers; à l'heure actuelle de nombreuses réalisations sont à son actif.

La Conférence sur l'environnement organisée en 1972 par les Nations Unies à Stockholm peut marquer un tournant décisif si l'on sait éviter une certaine politisation des discussions et des résolutions.

Q. Vous avez parlé, Monsieur Dorst, de possibilités de solutions politiques au problème de l'environnement; mais que peut-on faire, individuelle-ment, au point de vue pratique?

R. Nous pourrions chacun faire notre propre examen de conscience, et essayer de voir ce que nous pouvons faire. Il fut un temps où, quand les choses allaient mal, on en voulait aux dieux; à l'heure actuelle, c'est au gouvernement, c'est à «eux», c'est à dire à tous les autres. Les pollueurs, ce n'est pas nous, ce sont les industriels. Bien que la part de l'industrie dans les pollutions soit incontestablement plus grande que celle de chacun des consommateurs, ne sommes-nous pas nous-mêmes des pollueurs? Par exemple, nous achetons de nombreux produits dans des emballages en plastique. Or la bouteille en plastique est absolument indestructible et si nous la rejetons dans la nature, elle va souiller le paysage, être transportée au loin et avoir des conséquences fâcheuses pendant longtemps. Si elle est détruite par combustion, elle libère en-viron 10 litres d'acide chlorydrique qui vont se répandre dans l'atmos-phère avec leur pouvoir corrosif. La question est de savoir si nous sommes prêts à renoncer à l'utilisation d'un emballage pratique mais dangereux pour l'environnement. Sommes-nous prêts à abandonner ce qui constitue un incontestable progrès technique? Les exemples de ce type pourraient être multipliés. C'est en définitive au consommateur et au citoyen de choisir.

Q. Professeur Dorst, vous avez dit qu'une croissance zéro est impossible. Pourquoi?

R. Je ne serais pas personnellement hostile à une croissance zéro, mais elle serait extrêmement difficile à faire appliquer. Appartenant à des pays industrialisés, développés, nous ne pouvons pas raisonner comme un Africain, un Asiatique et un Sud-Américain, dans des pays en voie de développement. Il ne faut pas se méprendre: nous sommes les nantis, eux non. Arrêter toute croissance économique et industrielle serait quand même condamner certains peuples à croupir dans une misère dont nous souhaitons tous les voir sortir. Plutôt que de stopper toute croissance, il vaut mieux la freiner, puis l'établir à un régime que nous pouvons contrôler.

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