Par-delà les techniques palliatives, le «mystère» de la mort

Jacques Dufresne

Colloque: Mourir à l'âge techno-biologique
Hôpital Sainte-Justine de Montréal, 16 mars 20011

Par-delà les techniques palliatives, le « mystère » de la mort

Conférence de Jacques Dufresne

Mesdame, messieurs,

Parmi tous  les dignitaires présents dans cette salle, je salue Mme Gloria Geliu, pédiâtre, qui a joué un rôle si important dans le développement  médical et humain de ce grand hôpital.

Voici d'abord une brève définition de termes que j'emploierai dans un sens très précis. M'inspirant de Gabriel Marcel et de René Girard, j'appellerai « mystère » un problème dans lequel je suis engagé de tout mon être; j'appellerai « problème » un mystère mis à distance, objectivé. À la mentalité traditionnelle que j'évoquerai au début de la conférence, j'opposerai, non pas la technologie, mais ce que Jacques Ellul appelle le « système technicien ». La technique ne se réduit pas à ses yeux aux machines, elle englobe tous les domaines se prêtant à la recherche de l'efficacité. Ellul définit ainsi le phénomène technique : « La recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace. » La rationalisation des services de santé fait partie du système technicien au même titre que le scanner.

En préparant cette conférence, j'ai résisté à une étrange tentation : celle de me limiter au langage poétique, le seul qui convient au mystère de la mort. Je me couchais le soir, je me réveillais le matin avec à l'esprit des vers de toutes origines. J'ai ainsi découvert que les poèmes que j'ai appris spontanément, comme on apprend les chansons, avaient pour thèmes soit la mort, soit l'amour et souvent les deux à la fois. Voici celui de ces poèmes dont je garde le plus vivant souvenir :

Moi qui passes et qui meurs,
je vous contemple étoiles !

La terre n'étreint plus l'enfant qu'elle a porté.
Debout, tout près des dieux, dans la nuit aux cent voiles,

Je m'associe, infime, à cette immensité ;
Je goûte en vous voyant, ma part d'éternité

(Ptolémée, traduction de Marguerite Yourcenar)


On éprouve le même sentiment à la lecture de cet épigramme de Martial sur la mort d'une jeune vierge.  « Ô terre ne sois pas lourde sur elle qui fut si légère sur toi. »

L'amour vit de sa fragilité, c'est-à-dire de la conscience qu'il a de la mort. Occultez la mort autour de lui, faites-en disparaître les traces et les souvenirs et vous le verrez s'éteindre après les premiers émois.

Les poèmes religieux appelés prières, les rites et les fleurs dont on entoure la mort dans les mentalités traditionnelles illustrent bien ce pacte entre l'amour, la mort et la poésie. Voici des vers Victor Hugo, de Paul Valéry, de Rainer Maria Rilke, des poètes plus imprégnés encore de la mentalité traditionnelle que les gens de ma génération. J'évoquerai ensuite le tsunami culturel qui s'est produit lorsque le système technicien a envahi la mentalité ancienne. Nous subissons encore les contre-coups de ce choc qui a transformé le mystère de la mort en problème.

Hugo d'abord. Ayant appris la mort de Théophile Gautier, après celle de Dumas, de Musset et de Lamartine, Victor Hugo eut le sentiment que son heure était venue, ce qui lui inspira l'un de ses plus beaux poèmes sous la forme d'une lettre à Théophile Gauthier. Je vous en donne l'essentiel,

« Ami, je sens du sort la sombre plénitude;
J'ai commencé la mort par de la solitude

C'est mon tour; et la nuit emplit mon œil troublé
Qui, devinant, hélas! l'avenir des colombes,
Pleure sur des berceaux et sourit à des tombes. »
(Toute la lyre)

C'est mon tour, dit-il, mais voyez comment, dans son œil troublé, la mort des enfants se substitue à sa propre mort comme s'il voulait nous rappeler qu'un vieillard se console plus facilement de sa propre mort que de celle des enfants qu'il a aimés. Hugo a écrit je ne sais combien de vers sur la mort de Claire Pradier, fille unique de Juliette Drouet, le grand amour de sa vie. En voici quelques-uns :

Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l'âme
Pour notre chair coupable et pour notre destin;
Ils ont, êtres rêveurs qu'un autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin!

Quand nous en irons-nous où vous êtes colombes!
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits?(Claire, Les Contemplations)


Hugo encore. Dans un poème d'une grande fraîcheur, Hugo évoque le jeune Sophocle, encore éphèbe, partant pour la guerre, le cœur brisé à la pensée qu'il ne reverra peut-être plus sa bien-aimée : Il s'adresse alors à la déesse de la guerre en ces termes :

Donne-la-moi, que je la presse
Vite sur mon cœur enflammé;
Je veux bien mourir, ô déesse,
Mais pas avant d'avoir aimé. (La Légende des siècles)

C' est là évidemment ce qui rend la mort des enfants si déchirante. Mais a-t-on jamais été assez aimé pour ne plus désirer l'être? Ce désir inassouvi, si tragique chez l'enfant, ne l'est-il pas encore davantage chez le vieillard?

Le tsunami

J'aurai recours à une expérience personnelle pour évoquer l'impact du système technicien sur la mentalité traditionnelle. Quand j'ai appris l'agonie de ma mère, j'ai été envahi par ces vers de Valéry sur la mort au point de m'identifier à eux :

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient les pleurs. (Le Cimetière marin)

Et je suis parti comme un fou en vélo dans les collines de l'Estrie. J'ai dû parcourir plus de cinquante kilomètres. Nous étions au début de juin, les champs étaient remplis de mes fleurs sauvages préférées, les épervières. J'ai eu le sentiment que le poète disait la plus simple et la plus pure vérité : la vie de ma mère avait passé dans ces fleurs qui s'offraient à mon regard. Quand on prend ses distances par rapport à des expériences semblables, on a le sentiment d'avoir vécu un moment de folie. Et s'ils étaient au contraire nos rares moments de sagesse?

Puis ce fut le départ pour Joliette où ma mère avait été hospitalisée pendant une grève du secteur de la santé. Une jeune femme d'une exceptionnelle bienveillance était penchée vers ce qui n'était déjà plus que le souvenir muet de ma mère. Je devais bientôt apprendre que cette jeune femme, enceinte depuis plus de six mois, en était à son troisième quart d'affilée. Il se trouve que ma mère avait été toute sa vie d'un grand dévouement auprès des mères frappées par le malheur. Il m'a paru évident que si elle avait été témoin objectif de cette scène elle aussi aurait supplié la jeune infirmière d'aller se reposer en lui disant: la vie est de ton côté, moi je suis déjà morte. Je vous avouerai qu'à ce moment précis j'ai moi-même trouvé cette situation absurde. J'ai même eu, une seconde, le réflexe d'arracher violemment tous les tubes, persuadé que c'était la volonté de ma mère.

Je venais de vivre la collision entre le système technicien et la mentalité traditionnelle. La médecine scientifique fait partie du système technicien certes, mais l'organisation rationnelle des soins en fait aussi partie. La technique en effet c'est la recherche en toute chose de la méthode la plus efficace. Vue sous cet angle, l'incinération est aussi une conséquence de la déferlante technicienne.

La technique et avec elle le problème est donc entré dans la chambre des mourants à la demande de la société qui attend beaucoup de ses bienfaits. La cohabitation avec le mystère sera-t-elle possible? Oui mais on peut présumer qu'elle sera de plus en plus difficile. Dans le cas de ma mère les choses ont bien mal commencé. Elle été transférée deux fois de l'hôpital au Centre d'accueil et la deuxième fois on n'a pas transféré en même temps la bonne liste de médicaments. Ma famille allait-elle poursuivre l'hôpital? La question s'est posée. Si nous avions suivi cette voie, nous l'aurions fait sur division et cela aurait sans doute empoisonné la situation, empêchant le mystère de la mort de nous réunir autour du lit de notre mère. Nous connaissions bien la jeune infirmière qui veillait avec nous. Nous étions tous secrètement convaincus que notre mère n'avait plus qu'un désir : faire la paix avec celle de ses filles qui s'était éloignée d'elle, dût-elle souffrir un peu, trop à nos yeux en l'attendant. Cette fille est enfin arrivée. Elle était infirmière. C'est elle qui a pris la situation en main tout en se réconciliant non seulement avec notre mère mais avec le reste de la famille et en nous aidant à voir la mort sous son plus bel angle. J'ai eu le sentiment que la mort était une seconde naissance. Et comme cette mort ressemblait par son intensité au tempérament de notre mère, elle m'a permis de comprendre un peu mieux le poème bien connu de Rilke :

Ô mon Dieu, donne à chacun sa propre mort,
donne à chacun la mort née de sa propre vie
où il connut l'amour et la misère.

Car nous ne sommes que l'écorce, que la feuille,
mais le fruit qui est au centre de tout
c'est la grande mort que chacun porte en soi. (Le livre de la pauvreté et de la mort)

Le docteur Alain Vadeboncoeur a écrit un article remarquable sur les derniers moments de la vie de son père, l'écrivain Pierre Vadeboncoeur. On se réjouit à la pensée que ce texte fera partie des anthologies portées à l'attention des étudiants dans les facultés de médecine. En voici un extrait :

« Les chuchotements, les mots doux glissés à son oreille, la respiration, tout cela formait une berceuse atonale nous transportant dans un monde quelque peu irréel. Au bout de longues minutes, la famille, comme hypnotisée, semblait ne plus former qu’un seul corps essentiel, incorporant celui du père. Un tel sentiment d’unité provenait peut-être de la part de lui que nous savions bien vivante en chacun de nous et partagions maintenant. »

Il y a une vingtaine d'années, j'apprends qu'un bon ami, un biologiste qui était aussi un artiste, était promis à une mort dont il pouvait retarder l'échéance de quelques mois à la condition qu'il se soumette à trois dialyses rénales par semaine. J'accours à l'hôpital et je le trouve installé sur une machine à dialyse comme un cavalier sur sa monture. La scène avait je ne sais quoi de sinistrement futuriste, mais mon ami, lui, était plongé jusqu'à l'extase dans le passé, tout son être était absorbé par la contemplation d'un tableau de Van Eyck, l'Agneau mystique. Nous eûmes une très belle conversation sur la beauté et à certains moments, il nous semblait que notre humanité occupait tout l'espace dans ce haut lieu de la technique. Peut-être l'afflux au cerveau de sang purifié avait-il un effet euphorisant sur lui? Qu'importe, puisque cela le portait au sommet de lui-même. Deux de ses fils avaient encore besoin de son soutien, c'était notre second sujet de conversation. Il savait ce que son sursis de quelques mois coûterait à l'État. J'ai retenu au bord de mes lèvres une question dont je sentais qu'il se la posait lui aussi : ne serais-tu pas tenté de renoncer à la dialyse si tu savais que l'argent ainsi économisé serait donné à tes fils?
Cette scène contrastait fort avec une autre dont j'avais été témoin quelques semaines plus tôt dans le cadre d'un colloque intitulé Mourir avec dignité que nous venions de tenir en collaboration avec l'ordre des Infirmières. L'un de nos invités, Emmanuel Goldenberg, psychiatre et psychanalyste français, nous avait présenté un film allemand sur l'euthanasie. La scène centrale de ce film nous faisait voir le dialogue d'une malade sans espoir, sans parents, sans amis, sans appartenance et d'un médecin qui, sur un son faussement humain, empreint d'une sentimentalité froide et visqueuse, lui proposait la porte de sortie que vous imaginez. J'en suis encore malade d'horreur. La cause de cette horreur n'était pas l'euthanasie, mais la substitution du problème au mystère dans la rencontre. J'aurais éprouvé le même sentiment si le médecin avait proposé de nouveaux traitements sur le même ton sans se soucier de l'angoisse de la dame.

À la suite de diverses expériences de ce genre, comparées à d'autres où le mystère avait été protégé, j'ai acquis la conviction que le mal n'est pas d'abord dans tel ou tel acte ou dans telle ou telle abstention, mais dans la dégradation du mystère en problème. Toutes les solutions me paraissent bonnes là où le mystère est respecté, mauvaises là où tout est réduit au problème.
Que faire pour limiter le nombre de situations où le mystère est réduit au problème? C'est la première question, il me semble, que nous devons nous poser. À une question aussi fondamentale, il y a un grand nombre de réponses possibles. Je m'arrêterai à celle qui met en cause notre façon de penser la mort. Dans ce domaine hélas! nous n'avons pas encore fait le saut vers la pensée complexe. Notre éthique est encore newtonienne.


La science classique, celle de Newton, est caractérisée par la réduction des phénomènes à leurs éléments les plus simples et par la mise entre parenthèses des facteurs négligeables. Il en résulte des équations linéaires permettant une prévision suffisante pour la plupart des applications jugées importantes. Cette méthode hélas! ne permet pas de comprendre des systèmes dynamiques comme les ouragans, encore moins les systèmes vivants comme le corps humain et les écosystèmes de la nature autour de nous. Pour les comprendre, il faut tenir compte d'une multitude de facteurs qui interagissent les uns sur les autres et rendent le système difficilement prévisible. Des auteurs comme le sociologue Edgar Morin et le biologiste physicien Henri Atlan ont certes indiqué la voie à suivre en éthique, mais cette voie, on ne s'est guère empressé de l'emprunter, si l'on en juge par le contenu des colloques sur la mort et les rapports remis aux commissions d'enquête. Quant aux débats publics, la réduction du phénomène à ses éléments les plus simples y est presque inévitable. On y discute de la mort comme s'il s'agissait d'une machine simple comme un levier, plutôt que d'un phénomène multifactoriel ayant la complexité d'un système vivant.

J'en veux pour preuve l'excellente émission que nous a offert le réseau RDI le 17 février dernier dans le cadre de l'émission « 24 heures en 60 minutes ». Après avoir interviewé Robert Latimer, avec beaucoup de respect, Anne-Marie Dussault a fait le tour de la question avec des invités inspirant eux aussi le plus grand respect : Me Gérald Soulières, avocat en droit criminel, Dr Pierre Marois, physiatre à l'hôpital Sainte-Justine; Dr Serge Daneault, médecin à l'unité de soins palliatifs de l'hôpital Notre-Dame;

Je m'empresse de dire que j'ai aimé cette émission, que j'ai été touché par le fait que la journaliste et ses invités n'ont pas traité Robert Latimer comme un cas problème, qu'ils ont respecté son mystère tout en y participant. J'avais aussi le sentiment que dans le contexte québécois actuel, on ne pouvait espérer mieux, ni autre chose.

La réflexion prenant le relai de la première impression, j'avais toutefois noté que dans ce même contexte québécois, si bien présenté dans l'émission, tout repose sur trois piliers seulement : 1) la souffrance est une chose essentiellement et exclusivement désagréable qu'il nous faut combattre, si nécessaire par des moyens qui réduiront notre autonomie et porteront atteinte à notre intégrité, 2) la conviction que la liberté se définit par le choix plutôt que par la connaissance. 3) Le troisième pilier est le complément pratique des deux premiers. Il s'agit de ces soins palliatifs où, une fois que l'on aura acquis une représentation adéquate de la souffrance du malade et pris connaissance de ses choix ou de ceux de ses proches, on saura diriger les opérations dans l'intérêt de tous.

C'est là une simplification un peu exagéré d'une situation où l'on peut, si l'on s'en donne la peine, identifier plusieurs dizaines de variables ou de facteurs aussi importants les uns que les autres. Il se trouve que, quelques semaines auparavant, j'avais écrit un article sur la mort et la complexité dans lequel je m'étais efforcé d'identifier les principaux thèmes constituant le système complexe de la mort. Ma liste a rapidement atteint la cinquantaine : les objets, l'amour, la poésie, l'humour, la conscience, l'intégrité, le culte des morts, les religions, le sens de la vie, l'art, la connaissance, l'argent, l'intégrité, l'autonomie de la personne, les oiseaux, les fleurs.

Les objets

J'ai déjà évoqué les liens entre la mort et l'amour et la poésie. Voici un aperçu de la réflexion qu'il faudrait faire sur les rapports entre la mort et les objets. L'idée de stimuler l'économie en moussant la consommation et en planifiant l'obsolescence des objets est apparue dans le sillage de la grande dépression au moment précis où les êtres inutiles ont été présentés comme des « vies sans valeur, des existences superflues ». C'est le vocabulaire nazi. La crainte qu'il devienne bientôt normal qu'on ne traite les personnes humaines comme des objets jetables, quand elles deviennent inutiles, s'est vite répandue. « Quand on ne respecte plus les objets, dira Fernand Dumont, les hommes deviennent de faux objets. »1 À la réflexion, l'inquiétude inverse est tout aussi fondée. Si nous jetons tant de choses autour de nous, ne serait-ce pas parce qu'on nous a habitués à nous considérer comme jetables et à nous satisfaire de ce triste sort?
Une plus grande attention, accordée à un plus grand nombre de thèmes, une réflexion subséquente sur l'ensemble ainsi formé aurait pour effet de nous inciter à participer à la mort comme à un mystère plutôt que de nous inciter à la réduire à un problème, comme nous le faisons spontanément. Un dernier mot sur les trois piliers qui soutiennent ce que j'ai appelé le contexte québécois. Ils sont solides en ce sens qu'il font l'objet d'un large consensus au Québec.

La souffrance

Il y a une longue série de faits et d'opinions derrière la tendance actuelle à considérer la souffrance comme dénuée de sens et d'utilité. Nietzsche occupe une place importante dans cette histoire. Il a montré qu'il y a une haine de la vie dans bien des formes d'ascèse héritées des Grecs et renforcés par un certain christianisme. Au Québec, nous avons été d'autant plus sensibles à cette critique que notre catholicisme nous avait davantage incités à la complaisance dans la souffrance. Nietzsche toutefois avait lui-même assez souffert pour comprendre qu'aucun être humain ne peut s'accomplir sans un minimum de stoïcisme, d'où ses sombres prédictions sur l'homme de l'avenir, qu'il appelle aussi le dernier homme : « Un peu de poison ici et là, pour faire des rêves agréables, beaucoup de poison à la fin pour mourir agréablement. »

Pour ce qui est de la souffrance des enfants, d'abord dénoncée comme absurde par Dostoïevski, elle eut une influence déterminante sur la pensée contemporaine: « Je le déclare, écrit Dostoïevski dans les Frères Karamazov, pendant que j'en ai le temps, je me refuse à accepter cette harmonie universelle; je prétends qu'elle ne vaut pas une seule larme d'enfant, parce que cette larme restera toujours sans rachat : et, par ce fait même que cette larme ne peut être effacée du monde, elle détruit cette harmonie. »
Mais même dans le cas des enfants toutefois, l'interdit de la souffrance a des conséquences que tous ne sont pas prêts à accepter. Peut-être l'enfant est-il disposé à souffrir un peu plus et un peu plus longtemps pour demeurer éveillé à l'amour qu'il donne et qu'il reçoit?

Le choix

Le choix est le second pilier de notre attitude devant la mort. Quoique que relativement nouvelle, cette assimilation de la liberté au choix, occupe la quasi totalité de notre espace moral. Jadis, on nous invitait à nous orienter vers un bien qui était le fondement de nos choix, aujourd'hui c'est notre choix qui est le fondement du bien; la chose bonne est celle que nous choisissons, à la limite elle devient bonne parce que nous la choisissons. Le langage courant ne laisse aucune place au doute sur ce point. Quand à propos d'un comportement que nous n'approuvons pas spontanément, nous disons c'est son choix, la cause est entendue.

Je voudrais seulement attirer votre attention, sur l'une des nombreuses implications de cette position, sur le fait que placer ainsi le choix au centre de l'éthique c'est éloigner cette dernière de la nature, et cela à un moment de l'histoire où le rétablissement d'un rapport harmonieux avec la nature apparaît comme l'une des conditions de la survie de l'humanité. Omniprésentes dans la nature, les limites sont supprimées dans la sphère du choix. Je peux espérer devenir un champion de basketball, même si je suis de taille moyenne; il suffira que je prenne des hormones de croissance. Et on peut multiplier les exemples...

Les soins palliatifs

Le troisième pilier, les soins palliatifs, paraît plus solide. Nous devrions toutefois tous savoir qu'ils peuvent être la meilleure ou la pire des choses. La meilleure des choses si le savoir technique et scientifique se limite à une présence discrètement et humblement efficace dans une atmosphère dominée par des sentiments authentiquement humains, la pire des choses si la dimension technique fait passer la dimension humaine au second plan comme c'est le cas dans le Meilleur des mondes de Huxley.
Notre édifice s'effondre et nous ne sommes qu'au seuil de la complexité. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Platon pensait que philosopher c'est apprendre à mourir. C'est en tout cas la raison pour laquelle je pense qu'il faut prendre acte des limites d'un débat public en une matière aussi complexe. Si une loi autorisant l'euthanasie était adoptée demain au Québec, elle le serait en vertu du contexte actuel et des trois piliers déjà évoqués. Nous en avons vu la fragilité.

Je préfère quant à moi qu'on s'en remette au jugement des médecins. Il existe une loi claire et acquise de très haute lutte : tu ne tueras point! Toute loi qui en limite la portée en limite aussi l'universalité; et compte tenu de l'ambigüité entourant le choix, elle ne peut s'appliquer qu'à des cas particuliers. Platon avait déjà pris position sur des situations de ce genre : « Ce qui est le meilleur, c'est non pas que la force appartienne aux lois, mais qu'elle appartienne à celui qui, avec le concours de la pensée sage, est un homme royal... car jamais une loi ne serait capable d'embrasser avec exactitude ce qui, pour tous à la fois, est le meilleur et le plus juste et de prescrire à tous ce qui vaut le mieux. »

Encore faudrait-il que l'on dépoussière le concept de profession libérale, titre qui confère des responsabilités équilibrées par des privilèges. Un notaire n'est pas seulement un vendeur de contrats. S'il constate que l'un de ses clients est sur le point de signer un mauvais contrat, il a le devoir de le mettre en garde, au risque de perdre les honoraires et le client. Chaque membre d'une profession libérale est à certains égards et dans certaines limites, le tuteur de son client. Si un médecin constate qu'une demande de mort rapide a été imposée à un malade par ses proches, il a le devoir de défendre les intérêts du malade.

En ce moment, le système technicien, l'impératif de l'efficacité, envahit un à un les espaces d'humanité. À cette nouvelle situation, correspondent des obligations nouvelles pour les professionnels. Si un promoteur veut construire un hôpital sans se soucier de la dimension esthétique du projet, les architectes et les ingénieurs ont le devoir d'exiger un redressement de la situation. Ils feront preuve ainsi de solidarité à l'égard du médecin lequel aura besoin de locaux inspirants pour faire en sorte que le mystère de la mort ne soit pas réduit à un problème. Qu'il y ait loi ou non sur l'euthanasie, nos rapports avec la mort dépendront largement de la formation humaine qu'auront reçue nos professionnels. Nous mourons entre nous comme nous vivons entre nous. Notre mort comme notre vie sera toujours le reflet de notre commune inspiration.

Notes

1-Fernand Dumont, revue Critère, No 16, 1977, Entretien, Les âges de la vie.

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