Le bon médecin est philosophe

Claude Galien

Sommaire. Semblables aux athlètes qui aspirent à triompher dans les jeux olympiques, mais qui ne font rien pour mériter la couronne, les médecins louent sans cesse Hippocrate, et prennent à tâche, non seulement de ne pas agir selon ses préceptes, mais de blâmer ceux qui s’y conforment. Une pareille conduite vient ou de ce que les médecins manquent de capacité, ou, surtout, de ce qu’ils veulent savoir sans rien apprendre, et qu’ils préfèrent les richesses et le plaisir à la dignité de l’art. – Hippocrate est le modèle des médecins, mais ils n’en est aucun qui marche sur ses traces, et qui suive les beaux exemples qu’il a laissés. – Pour pratiquer avec succès l’art de guérir, il faut être versé dans les sciences que cultivent les philosophes, et pratiquer les vertus dont ils nous donnent l’exemple, d’où il résulte que le vrai médecin est en même temps philosophe. – C’est par l’étude et par la pratique qu’on devient à la fois médecin et philosophe.

I. Que le bon médecin est philosophe

Le sort réservé à la plupart des athlètes qui, tout en aspirant à remporter la victoire dans les jeux olympiques, ne veulent rien faire pour l’obtenir, attend également la majorité des médecins; ces derniers, en effet, louent Hippocrate, le regardent comme le premier dans l’art de guérir, mais ils font tout, excepté ce qu’il faudrait faire, pour lui ressembler. Ainsi, Hippocrate déclare que l’astronomie et que, par conséquent, la géométrie, qui en est une préparation nécessaire, rendent de grands services à la médecine; eh bien, les médecins, non seulement ne font usage ni de l’une ni de l’autre science, mais ils blâment même ceux qui s’en servent. Hippocrate pense qu’il faut connaître avec exactitude la nature du corps; il dit que c’est le principe de tout raisonnement en médecine; ceux-ci, au contraire, se livrent à cette étude de telle façon qu’ils ne connaissent ni la substance, ni la structure, ni le mode de formation, ni la grandeur de chacune des parties, ni leurs connexions les unes avec les autres, ni même leur position. Quand on ne sait pas diviser les maladies en espèces et en genres, il en résulte qu’on se trompe dans les indications thérapeutiques; c’est Hippocrate qui l’enseigne lorsqu’il nous invite à suivre la méthode rationnelle; mais bien loin de prendre cette méthode pour guide, les médecins actuels dénoncent ceux qui s’y conforment, comme s’occupant d’inutilités. Suivant Hippocrate, il faut aussi acquérir une grande habileté dans le pronostic pour deviner, chez un malade, les phénomènes morbides déjà passés, pour pénétrer l’état présent, et pour prévoir les accidents à venir. Nos médecins cultivent de telle façon cette branche de l’art, que si quelqu’un prédit une hémorrhagie (sic) ou une sueur, ils le traitent de devin ou d’homme qui dit des choses paradoxales; à peine supporteraient-ils qu’on fît d’autres prédictions; à peine aussi se résoudraient-ils à régler le régime en calculant l’époque du summum de la maladie; cependant Hippocrate ordonne d’agir ainsi, par rapport au régime. Que leur reste-t-il donc en quoi ils imitent ce grand homme? Ce n’est certes pas par la perfection du langage; Hippocrate excelle sous ce rapport; mais, pour nos médecins, c’est tout le contraire; on en voit beaucoup qui font deux fautes en un seul mot, ce qui n’est cependant pas facile à comprendre. C’est pourquoi j’ai cru devoir rechercher la cause pour laquelle tous les médecins, bien qu’ils admirent Hippocrate, ne lisent point ses écrits, ou ne les comprennent point, si par hasard ils les lisent, ou encore s’ils ont la bonne fortune de les comprendre, ne font pas suivre la théorie de la pratique, en s’efforçant de fortifier en eux ces principes, et de s’en créer une habitude. Or, je constate que rien ne réussit aux hommes, si ce n’est par la volonté et par la puissance intellectuelle; et s’ils sont dépourvus de l’une ou de l’autre de ces qualités, il leur est nécessairement impossible d’atteindre ce but.

Je reviens aux athlètes : nous les voyons ne pas atteindre leur but, soit à cause d’une incapacité physique naturelle, soit à cause du manque de pratique; mais celui dont le corps est organisé pour la victoire, et qui s’exerce convenablement, qui peut l’empêcher de recevoir souvent la couronne triomphale? Les médecins de notre époque sont-ils donc à ce point maltraités par la fortune, que toute espèce de capacité et de volonté leur manque pour l’exercice de l’art? ou bien s’ils possèdent une de ces qualités, l’autre leur fait-elle défaut? On ne saurait raisonnablement admettre qu’il ne se trouve de nos jours aucun homme possédant une capacité suffisante pour apprendre la médecine, cet art si ami de l’homme; car enfin le monde est aujourd’hui tel qu’il était autrefois; il n’y a de dérangement ni dans l’ordre des saisons, ni dans l’orbite que parcourt le soleil; les astres errants ou fixes n’ont subi aucun changement. Il est donc rationnel de penser que c’est à cause du mauvais régime dont on use maintenant, et à cause de la préférence que l’on accorde à la richesse, sur la vertu, que nous ne voyons plus à notre époque de Phidias dans la sculpture, d’Apelles dans la peinture, et d’Hippocrate dans la médecine.

Cependant, venir après les anciens, hériter des arts auxquels ils avaient fait faire tant de progrès, n’étaient pas pour nous un médiocre avantage. Il était facile, après avoir rapidement appris ce qu’Hippocrate a mis un long espace de temps à découvrir, de consacrer le reste de sa vie à la poursuite de ce qu’il nous a laissé à trouver encore. Celui qui estime la richesse plus que la vertu, et qui apprend son art pour amasser de l’argent et non pour le bien de l’humanité, celui-là ne saurait tendre vers le but que se propose la médecine, car il est des médecins qui s’enrichissent avant que nous-même nous ayons atteint le but vers lequel tend cet art. Il n’est certes pas possible, en effet, de convoiter la richesse et, en même temps, de cultiver dignement la médecine, cet art si noble; si on s’attache avec ardeur à l’une, on négligera certainement l’autre.

Pourrions-nous, à notre époque, citer un homme si détaché de l’argent, qu’il se contente de celui que réclament les besoins indispensables du corps? Trouverait-on un homme qui pourrait non seulement enseigner par ses discours, mais démontrer par la pratique, que la limite naturelle de la richesse est de n’avoir ni faim, ni soif, ni froid? S’il se trouve un tel médecin, il dédaignera les faveurs d’Artaxerce et de Perdiccas; jamais il ne paraîtra devant le premier; quant au second, il le traitera s’il souffre de quelque maladie qui réclame l’art d’Hippocrate; mais il ne se croira pas obligé de rester toujours auprès de lui, et se rendra à Cranon, à Thasos et dans d’autres bourgades, pour y soigner les pauvres. Il laissera à Cos, auprès de ses concitoyens, son gendre Polybe et ses autres disciples; quant à lui, il parcourra toute la Grèce, car il lui faut écrire sur la nature des lieux. Afin donc de vérifier par sa propre expérience ce que le raisonnement lui a appris, il devra nécessairement visiter les villes exposées soit au midi, soit au nord, soit au levant, soit au couchant; celles qui sont situées au fond d’une vallée, et celles qui sont placées sur une hauteur; il parcourra aussi celles où l’on use soit d’eaux qui viennent de loin, soit d’eaux de fontaines, soit d’eaux de pluie, soit enfin d’eaux de marais ou de fleuves; il ne négligera pas de s’informer si l’on boit des eaux très froides ou des eaux chaudes, ou des eaux nitreuses, ou des eaux alumineuses, ou d’autres espèces analogues; il visitera les villes situées près d’un grand fleuve, d’un marais, d’une montagne, de la mer; enfin, il étudiera toutes les autres circonstances dont Hippocrate nous a également instruits. De façon qu’un tel médecin méprisera non seulement les richesses, mais encore aimera le travail avec ardeur.

Comment aimerait-il le travail celui qui s’enivre, qui se gorge d’aliments et se livre aux plaisirs de Vénus, qui, pour le dire en un mot, est l’esclave de son ventre et de ses penchants lubriques? Il demeure donc établi que le vrai médecin est l’ami de la tempérance, et qu’il est en même temps le disciple de la vérité; il s’attache à suivre la méthode rationnelle pour apprendre à distinguer en combien de genres et d’espèces se divisent les maladies, et à saisir pour chaque cas les indications thérapeutiques. C’est cette méthode qui nous révèle la nature même du corps, résultant à la fois des éléments premiers combinés intégralement entre eux, des éléments secondaires sensibles homoiomères, et des parties organiques. Quel est pour l’animal l’usage de chacune des choses que je viens d’énumérer et quel est leur mode d’action? Comme ce sont des problèmes qu’il ne faut pas étudier légèrement, mais qui réclament une démonstration, on doit en demander la solution à la méthode rationnelle. Que manque-t-il donc encore, pour être philosophe, au médecin qui cultive dignement l’art d’Hippocrate? Pour connaître la nature du corps, les différences des maladies, les indications thérapeutiques, il doit être exercé dans la science logique; pour s’appliquer avec ardeur à ces recherches, il doit mépriser l’argent et pratiquer la tempérance; il possède donc toutes les parties de la philosophie, la logique, la physique et l’éthique. Il n’est pas à craindre, en effet, qu’un homme méprisant les richesses et pratiquant la tempérance commette une action honteuse, car toutes les iniquités dont les hommes se rendent coupables sont engendrées par la passion de l’argent, qui les séduit, ou par la volupté, qui les captive. Ainsi le philosophe possède nécessairement les autres vertus, car toutes se tiennent, et il n’est pas possible d’en posséder une quelconque sans que les autres suivent, comme si elles étaient enchaînées par un lien commun. S’il est vrai que la philosophie soit nécessaire au médecin et quand il commence l’étude de son art, et quand il se livre à la pratique, n’est-il pas évident que le vrai médecin est philosophe? Car il n’est pas besoin, je pense, d’établir par une démonstration qu’il faut de la philosophie pour exercer honorablement la médecine, lorsqu’on voit que tant de gens cupides sont plutôt des vendeurs de drogues que de véritables médecins, et pratiquent dans un but tout opposé à celui vers lequel l’art doit tendre naturellement.

Maintenant disputerez-vous sur les mots, déraisonnerez-vous au point de dire, qu’être maître de soi-même, tempérant et contempteur des richesses, constitue un médecin honorable mais non pas un philosophe; que connaître la nature du corps, les fonctions des organes, les usages des parties, les différences des maladies, les indications thérapeutiques, ne s’acquiert pas par la pratique de la science logique? Ne rougissez-vous pas d’être d’accord sur les choses et d’être en dissension sur les noms? Il vaut mieux maintenant, quoiqu’un peu tard, vous montrer sage, ne plus disputer sur les mots comme un geai ou un corbeau, mais vous enquérir de la vérité des choses. Certes vous n’oseriez pas dire qu’un tisserand ou un cordonnier peut devenir bon ouvrier sans apprentissage et sans s’être exercé, mais qu’on peut être tout à coup sage, juste, habile dans la dialectique et dans la connaissance de la nature sans maître et sans pratique. Si un pareil langage est impudent, et si l’autre appartient à un homme qui dispute sur les mots et non sur les choses, nous devons philosopher si nous sommes vraiment les disciples d’Hippocrate; et si nous agissons ainsi, rien ne nous empêchera, non seulement de lui ressembler, mais même de lui être supérieurs, en apprenant ce qu’il a si parfaitement enseigné et en découvrant ce qu’il n’avait pas encore trouvé.

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