Eros dans Daphnis et Chloé

À une première lecture, naïve, Daphnis et Chloé apparaît à nos yeux comme le roman de l’amour innocent et on voudrait le proposer comme remède au désenchantement de l’amour par une sexualité coupée à la fois de la nature et du divin. Selon bien des experts, il s’agit d’un ouvrage religieux, qui est un écho lointain des grands rites initiatiques. «Le sujet du livre, c'est le dieu Éros, le dieu des cosmogonies orphico-dionysiaques 94, dont le roman dévoile la nature par ses thèmes et surtout par son intrigue qui obéit à une structure de type initiatique
Le récit de Longus, qui prend la forme d'une longue ЁκΦρασις, cet exercice si prisé des sophistes des IIe et IIIe siècles 89, une description, pour être plus précis, d'un tableau pastoral et érotique, aperçu sur l'île de Lesbos 90, se présente, dès le préambule, comme étant à la fois une offrande à Éros et un bien précieux pour tous les hommes 91. Parmi ceux qui ont étudié le roman, Chalk et Merkelbach 92 ont accordé beaucoup d'importance à la mention d'άνάθημα ˝Ερωτι et à l'hymne que Philétas adresse au dieu Éros, à l'intention de Daphnis et Chloé: «C'est un dieu, mes enfants, jeune et beau et portant des ailes. Aussi aime-t-il la jeunesse, recherche-t-il la beauté et permet-il aux âmes de prendre leur vol. Sa puissance dépasse celle de Zeus. Il règne sur les éléments, il règne sur les astres, il règne sur les dieux ses semblables, plus que vous-mêmes ne pouvez le faire sur vos chèvres et sur vos moutons. Toutes les fleurs sont l'œuvre d'Éros, ces plantes-ci sont ces créations. C'est grâce à lui que les rivières coulent et que les vents soufflent»93. Il ne s'agit pas, pour Chalk, d'un simple morceau de rhétorique. Le sujet du livre, c'est le dieu Éros, le dieu des cosmogonies orphico-dionysiaques 94, dont le roman dévoile la nature par ses thèmes et surtout par son intrigue qui obéit à une structure de type initiatique 95. D'autres, comme Graham Anderson 96, ne peuvent souscrire à la thèse d'un Longus μυσταγωγός 97. Prêt à admettre que la fonction du religieux n'est pas facile à saisir chez Longus 98, Anderson estime qu'il n'y a pas lieu de voir ni dans le prologue ni dans le discours de Philétas, l'expression d'une piété sincère ou d'un programme religieux 99. Longus, en bon sophiste, reprend les topoi sur le pouvoir de l'amour et se livre à un pastiche de passages platoniciens sur l'amour 100. Il obtient, dans l'ensemble, un charmant mélange d'humour et de sentiment 101. La lecture d'Anderson peut paraître manquer de sensibilité à la dimension religieuse du roman. Il nous semble parfaitement acceptable de maintenir, avec Chalk, le sens fort du terme άνάθημα sans nier à l'ίστορία ˝Ερωτος son caractère charmant (τερπνόν) 102. Il y a bel et bien, selon Bompaire, un «itinéraire spirituel» dans Daphnis et Chloé, qu'il ne faut ni prendre à la légère ni «tout à fait au sérieux». «Une sorte de jeu sacré, résume Bompaire, se déroule dans une forêt de symboles» 103.

Notes:

89. Au sujet de l'έκφρασις et de son importance dans la Seconde Sophistique et dans la rhétorique en général, voir G.A. KENNEDY, Greek Rhetoric Under Christian Emperors, p. 171-173 (sur Procope de Gaza, 465-527), J. BOMPAIRE, «À propos de Daphnis et Chloé de Longus», p. 120: «l'un des exercices favoris des rhéteurs, pratiqué avec brio par Lucien et par Achille Tatius» et, bien sûr, l'œuvre de PHILOSTRATE, La galerie des tableaux, trad. d'Auguste Bougot, rév. et ann. par F,Lissarague, préface de P. Hadot, Paris, Les Belles Lettres (coll. «La roue à livres»), 1991.

90. C'est le prétexte imaginé par le narrateur pour introduire son récit: «A Lesbos, où je chassais dans un bois consacré aux Nymphes, je vis un spectacle, le plus beau que j'aie vu: peinture de tableau, histoire d'amour» (Préambule 1, trad. de Jean-René Vieillefond, C.U.F.). Froma I. ZEITLIN «The Pœtics of Eros: Nature, Art, and Imitation in Longus Daphnis and Chlœ», dans David M. HALPERIN, John J. WINKLER et Froma I. ZEITLIN (éd.), Before Sexuality, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 419, souligne avec raison l'originalité du procédé qui consiste à donner au récit le cadre d'un tableau.

91. Daphnis et Chloé, préambule, 3: «Je me mis en quête d'une personne pour m'expliquer le tableau, et puis je composai quatre livres, offrande à l'Amour, aux Nymphes et à Pan, mais également bien précieux pour tous les hommes (trad. de Jean-René Vieillefond) = άνάθημα μέν ˝Ερωτι καί Νύμφαις καί Пανί κτήμα δέ τερπνόν πάσιν άνθρώποις.

92. H.H.O. CHALK, «Eros and the Lesbian Pastorals of Longos», Journal of Hellenic Studies 80 (1960), p. 32-51 et Reinhold MERKELBACH, Roman and Mysterium in der Antike, München/Berlin, C.H. Beck, 1962, p. 192-224. Si Chalk interprète le roman à la lumière du dieu Éros, Merkelbach y voit, pour sa part, un roman à mystère, consacré aux mystères de Dionysos. Sur la thèse de Merkelbach qui fait du roman grec un Mysterientexte, voir Tomas HÄGG, The Novel in Antiquity, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 101-104 et B.P. REARDON, The Form of Greek Romance, p. 171-175.

93. Daphnis et Chloé 11, 7, 1-3 (trad. de Jean-René Vieillefond) = θεός έστιν, ώ παίδες, ό Ερως, νέος καί καλός καί πετμενος·διά τούτο καί νεότητι χαίρει καί κάλλος διώκει καί τάς ψυχάς άναπτεροί. Дύναται δέ τοσούτον όσον ούδέ ό Ζεύς. Κρατεί μέν στοιχείων, κρατεί δέ άστρων, κρατεί δέ τών όμοίων θεώ· ούδέ ύμείς τοσούτον τών αίγών καί τών προβάτων. Τά άνθη πάντα ˝Ερωτος έργα· Τά φυτά ταύτα τούτου ποιήματα· διά τοϋτον καί ποταμοί ρέουσι καί άνεμοι πνέουσιν.

94. H.H.O. CHALK, «Eros and the Lesbian Pastorals of Longos», p. 33: «The subject of the book is Eros» et p. 34: «For it is, it seems, to an Orphic-Dionysiac context that we must look for the sources of Longos' theology». Cf. R.L. HUNTER, A Study of Daphnis and Chlœ, p. 32 et ses réserves: «Nevertheless, further positive indications of an "Orphic" Eros in Longus seem to me to be very scanty».

95. H.H.O. CHALK, «Eros and the Lesbian Pastorals of Longos», p. 36: «the book is constructed on a number of frameworks, all expressive of the nature of Eros and his worship — a framework of seasons, the embodiment of a fertility god; a framework of the progress and experience of human lovers, expressive of his nature from man's standpoint; and a framework of initiation leading from innocence to recognition and acceptance by the god». Dans le roman de CHARITON, Chairéas et Callirhoé, le dieu Éros contribue également à structurer l'intrigue. Cf., à ce sujet, Peter TOOHEY, «Dangerous Ways to Fall in Love: Chariton I 1, 5-10 and VI 9,4», Maia 51 (1999), p. 259-275.

96. Graham ANDERSON, Eros sophistes. Ancient Novelists at Play, Chico (CA), Scholars Press (coll. «American Classical Studies», n° 9), 1982, p. 41-49.

97. C'est l'expression de CHALK, «Eros and the Lesbian Pastorals of Longos», p. 36.

98. Graham ANDERSON, Eros sophistes. Ancient Novelists at Play, p. 45: «The most difficult feature to isolate or characterise in Longus is the role of religion or spirituality».

99. Ibid., p. 46. Sur le discours de Philétas: «Is this Hellenistic conceit, or an expression of piety and belief? [...] the context and speaker himself are against any kind of serious religious programme here».

100. Ibid. L'auteur qualifie le passage de «well-worn cliché of Plato' Symposium, New Comedy and the Second Sophistic itself». À la p. 136, n. 78, il précise: «it is a clever pastiche of passages on Platonic love, combined with the motif of ˝Ερως δραπετής, and the remedies for love in Theocr. XI. 1 ff.». Sur les topoi liés au dieu Éros, voir les passages mentionnés ou cités apud R.L. HUNTER, A Study of Daphnis and Chlœ, p, 32-36.

101. Graham ANDERSON emploie le terme «balance». Ibid., à la p. 49: «balance between burlesque mock-pastoral and pœtic fantasy in prose» et à la p. 137, n. 78 «a delightful balance between humour and pathos».

102. H.H.O. CHALK, «Eros and the Lesbian Pastorals of Longos», p. 48: «In short the work is not a κτήμα τερπνόν in spite of being an άνάθημα [...] if we appreciate the constant play between the story of the lovers and the patterns dictated by the theme of Eros, the charm remains, but it is deepened. We have an άνάθημα which is also itself τερπνόν».

103. J. BOMPAIRE, «À propos de Daphnis et Chloé de Longus», p. 119.

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