Le libre-échange des films

Jacques Dufresne
Les débuts de la négociation sur le libre-échange sont prometteurs. En jouant d'abord la carte de la culture, du cinéma, le Canada éventre le cheval de Troie américain.

    Certains s'étonnent de ce que Washington attache tant d'importance à la diffusion de ses images mouvantes. lis méconnaissent la puissance américaine, qui est culturelle, plus encore qu'économique, du moins si on la compare à celle du Japon ou de l'Allemagne.

    C'est après la dernière guerre que les USA ont achevé de se déployer en tant que puissance culturelle. Nos excellents voisins furent alors magnanimes au point d'offrir à l'Europe un plan de redressement, le plan Marshall, en n'exigeant en retour que des compensations symboliques.

    L'accès aux marchés du film, par exemple. Quarante ans plus tard trois ou quatre sur cinq des films présentés en Europe sont américains. La France s'en tire un peu mieux que les autre pays en limitant les envahisseurs symboliques à 50 p. cent environ du marché.

    Mais cette même France, via la cinquième chaîne de télévision, vient d'ouvrir une autre porte à l'image mouvante américaine. Cette chaîne sera privée, conformément au nouveau credo, soi-disant purement économique. Privée, c'est-à-dire américaine, du moins si l'on en juge par les exploits récents du principal actionnaire, l'Italien Berlusconi. Avec l'excellent prétexte de faire de bonnes affaires cet industriel de la culture a réussi à faire entrer la majorité des téléspectateurs du pays de Dante dans le giron culturel américain. L'enfer! Les grands cinéastes romains l'y ont d'ailleurs déjà expédié.

    La cinquième chaîne française est le couronnement de sa carrière parce qu'elle lui permettra, au moyen d'un satellite, de porter la bonne image américaine dans tous les foyers de la CEE. M. Berlusconi a pour lui les sondages et les publicitaires, ce qui n'a rien d'étonnant puisque les produits américains, qui marchent si bien. sont fabriques après moult sondages et consultations de publicitaires.

    Voilà donc le contexte international. Seul un Mickey Masse (surnom donné par ses ennemis) d'origine québécoise pouvait se permettre la dissidence. Mais a-t-il bien mesuré la portée de ses actes et de ses propos? C'est moins contre l'empire que contre le rêve américain que ce David brandit sa fronde, ce qui est plus grave.

    Je n'invente rien. C'est le plus grand historien américain contemporain, Daniel J. Boorstin qui l'a dit: l'image est l'ultime expression du rêve américain. Il a même écrit un livre sur le sujet: The Image, or the End of the American Dream. C'est dans ce livre qu'il évoque la famille modèle filmant l'un de ses membres au moment où, aux abords du Great Canyon, il contemple cette merveille à travers un «viewmaster».

    Empêcher les Américains de vendre leurs films c'est un impair diplomatique plus grave que d'interdire aux Russes d'utiliser le personnel de leurs ambassades pour encadrer les mouvements pacifistes. Oser le faire quand leur président est lui-même une vedette du cinéma c'est un affront qui justifie les pires représailles.

    Rassurez-vous monsieur Reagan, jamais les Canadiens n'oseront vous contrarier à ce point. Si Québec a cédé à vos pressions, ce n'est pas un nationaliste québécois égaré à Ottawa qui vous résistera.

    Pour emporter le morceau final vous n'aurez qu'à réchauffer les arguments qui ont si bien réussi contre les nationalistes québécois il y a cinq ans, et entre autres, celui-ci: les droits individuels ont préséance sur les droits collectifs. Que meurent les cultures si tel est le bon vouloir des individus qui les composent... et le bon pouvoir de ceux qui contrôlent les médias qui les atteignent!

    Questions: les nationalistes québécois voudront-il refaire la bataille des droits collectifs dans le contexte canadien? Dans la conjoncture actuelle le Canada serait-il plus fort ou moins fort s'il était associé à un Québec ayant gagné une bataille semblable pour son propre compte?

    Question plus sérieuse: combien de Canadiens seraient prêts à mourir pour défendre l'indépendance de leur pays face à leur puissant voisin? Bien sûr nous n'en sommes pas là. Mais en général quand on est pas prêt à mourir pour son pays on n'est pas prêt non plus à sacrifier des avantages économiques a des symboles culturels.

    Question encore plus sérieuse: actuellement dans le monde il n?y a guère que les Musulmans, de plus en plus fanatiques, qui résistent aux grandes invasions culturelles, qu'elles soient chinoises, américaines ou russes. Marcel Masse lui-même préférerait sans doute être adopté par l'oncle Tom plutôt que de militer en faveur d'une religion assez forte pour venir à bout du culte de l'image - j'allais dire icone - américaine. Après tout, les «Majors» nous distribuent souvent de très beaux film! Ils envoient même la NASA recruter des héros chez nous, Marc Garneau par exemple, dont ils nous renvoient ensuite l'image, pour que nous en fassions des mode les pour nos jeunes.

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