Les causes du travail à la traîne

Frederick Winslow Taylor
Extraits de l'ouvrage The Principles of Scientific Management, de Frederick Winslow Taylor, paru en 1911. Nous avons traduit le mot "soldiering" qu'emploie Taylor pour décrire la nonchalance volontaire des travailleurs, par l'expression «travail à la traîne». Le mot «soldiering» évoque le pas nonchalant du soldat velléitaire traînant ses pieds en route vers le champ de bataille. Pour Taylor, le travail à la traîne est le symptôme le plus manifeste du malaise au sein des entreprises. Les travailleurs, explique Taylor, résistent solidairement à toute volonté des entreprises d'augmenter la productivité car ils croient fermement que toute augmentation des cadences de travail entraînera des mises à pied.
Extraits
I) Les fondements de la direction scientifique des entreprises
II) Les causes du travail à la traîne
III) Les principes de la direction scientifique des entreprises
IV) Des avantages découlant de la direction scientifique des entreprises


II. Les trois causes du travail à la traîne
Ces principes semblent d'une évidence telle que plusieurs croieront qu'il est futile de les rappeler. Pourtant, regardons les faits tels qu'ils se présentent dans ce pays et en Angleterre.
Anglais et Américains sont les plus grands sportifs du monde. Toujours, lorsqu'un Américain joue au baseball, ou un Anglais joue au cricket, on peut avancer avec certitude qu'il mobilise toute l'énergie dont il dispose pour s'assurer de la victoire. Il fait de son mieux pour se rendre le plus souvent sur les buts. Ce sentiment est si universellement répandu que l'homme qui ne fournit pas l'effort qu'il devrait à son sport, est conspué et traité de «lâcheur».

Que ce même homme retourne à l'ouvrage le lendemain, au lieu de fournir tous les efforts possibles pour produire la plus grande quantité de travail, il se contentera délibérément de fournir le minimum d'effort, sans risquer de mettre en danger son emploi, et produira à peine la moitié, voire le tiers de ce qu'il aurait dû produire. Et même pis, s'il s'avisait de vouloir travailler à son plein rendement, il deviendrait la risée de ses camarades d'usine, comme s'il avait été un «lâcheur» au baseball ou au cricket. Le «travail à la traîne» (soldiering) est une pratique universellement répandue dans les établissements industriels, et prévaut similairement dans les métiers du bâtiment et l'auteur soutient sans l'ombre d'un doute qu'il s'agit du pire fléau qui menace les travailleurs tant en Angleterre qu'en Amérique.

Nous entendons démontrer dans cet article qu'en abolissant le «travail à la traîne» sous toutes ses formes et qu'en établissant les relations entre employeur et employés de manière à ce que chacun ouvrier travaille dans son intérêt propre, à la cadence la plus rapide qu'il puisse maintenir, soutenu par une étroite collaboration et l'aide — que chaque employé devrait recevoir — de l'administration, la production de chaque homme et de chaque machine pourrait être doublée. Quelle autres réformes, parmi celles qui font l'objet de discussions actuellement au sein de ces deux nations, pourraient contribuer autant à promouvoir la prospérité, à diminuer la pauvreté, et à l'allègement de la souffrance? L'Amérique et l'Angleterre se sont agitées récemment à propos de questions tarifaires, le contrôle des grandes corporations d'une part, du pouvoir héréditaire d'autre part, ainsi que sur une panoplie de mesures de taxations d'inspiration plus ou moins socialistes, etc. Sur toutes ces questions, les deux contrées se sont entredéchirées, alors que personne n'a cru bon attirer l'attention sur le problème autrement plus criant et important que celui du «travail à la traîne», qui affecte profondément les salaires, la prospérité, et l'existence de presque tous les travailleurs, de même que celle de tous les industriels et entreprises du pays.

Trois causes, que l'on résumer ainsi, expliquent ce phénomène:

1. Le fallacieux mensonge, qui a universellement cours depuis des temps immémoriaux chez les travailleurs, qu'un accroissement matériel dans la production de chaque homme ou chaque machine dans un métier donné, se traduit inévitablement par des mises à pied.

2. Un système de gestion qui décourage la productivité, qui encourage plutôt chaque ouvrier à pratiquer le «travail à la traîne» pour ainsi protéger ses intérêts personnels.

3. L'inefficacité de la méthode empirique, qui domine encore dans pratiquement tous les métiers, et dont la pratique génère encore de nos jours une dépense d'énergie inutile.

L'auteur veut faire voir, à travers cet article, les énormes gains qui résulteraient de la substitution de la méthode empirique au profit de la méthode scientifique.

Il est nécessaire pour y parvenir, de mieux comprendre ces trois causes:

1. La vaste majorité des travailleurs croient encore que s'ils devaient travailler à leur meilleure cadence, ils causeraient un tort sévère à leur corps de métier en jetant au chômage un grand nombre de travailleurs, alors que l'histoire du développement de ces métiers démontre au contraire que chaque amélioration, qu'il s'agisse d'une nouvelle machine ou de l'introduction d'une nouvelle méthode de travail se traduisant par des gains en productivité, plutôt que de priver des travailleurs d'emploi permet à un plus grand nombre de travailler.

La baisse des prix des articles d'usage courant découle généralement en une demande accrue pour ces produits. Prenons l'exemple des chaussures, par exemple. L'introduction de machines-outils pour produire chaque élément, autrefois conçus à la main, a résulté en des chaussures qui se vendent à une fraction de leur coût de production antérieur, et a permis de les vendre à un prix si bas qu'aujourd'hui chaque homme, chaque femme, chaque enfant des classes ouvrières en possède une ou deux paires, et en porte en tout temps alors qu'auparavant les ouvriers achetaient une paire une fois à tous les cinq ans, se promenant à pied la plupart du temps. En dépit de l'extraordinaire accroissement de la production de chaussures par ouvrier redevable à l'introduction de machines-outils, la demande de chaussures a connu une hausse telle qu'il y a aujourd'hui davantage de travailleurs qu'il y en avait avant l'introduction de meilleures méthodes de production.

Guidés par ce fallacieux mensonge une majorité de travailleurs des deux pays chaque jour, ralentissent leur cadence de travail délibérément. Presque chaque syndicat de travailleurs a dicté, ou entend le faire, des règles qui ont pour objet de restreindre la rendement de leurs membres, et ces hommes qui ont le plus d'influence sur les travailleurs, les leaders syndicaux de même que les philanthropes qui s'intéressent à leur cause, répandent chaque jour ce mensonge en leur disant également qu'ils sont surexploités.

Beaucoup d'encre a coulé et coule encore à propos des conditions de travail dans les «sweat-shop». L'auteur éprouve une profonde sympathie pour les travailleurs victimes d'exploitation, mais il éprouve une sympathie encore plus grande pour ceux qui sont sous-payés. Pour chaque individu qu'on surexploite, il s'en trouve une centaine qui «sous-travaillent» chaque jour de leur existence, et pour cette raison contribue à entretenir ces conditions qui résultent inévitablement par de faibles gages.

En tant qu'ingénieurs et administrateurs, nous sommes en mesure de mieux comprendre ces données que toute autre groupe de notre société, et sommes par conséquent plus aptes à prendre la tête de ce mouvement de répression de cet odieux mensonge en éduquant non pas uniquement les travailleurs, mais la nation toute entière à la lumière des faits précis et avérés.

2. En ce qui a trait à la cause du travail à la traîne — la norme qui gouverne les relations entre employeurs et employés dans tous les formes d'organisation du travail existantes — il serait bien difficile d'expliquer en quelques mots, pourquoi ce problème trouve sa source avant tout dans l'ignorance dans laquelle se trouve les employeurs du temps que devrait réclamer l'exécution des diverses tâches qu'ils font faire par leurs employés.

[Taylor reprend ici quelques passages de son article "Shop Management (L'organisation des ateliers) pour illustrer les causes du problème]

«Ce laisser-aller ou le ralentissement volontaire des cadences de travail procèdent de deux causes. Premièrement, de l'instinct inné des hommes à se la couler douce, que l'on pourrait qualifier de nonchalance naturelle. Deuxièmement, d'un faisceau inextricable de raisonnements découlant des relations des travailleurs avec leurs pairs, que l'on pourrait appeler "nonchalance systématique"».
[...]
«Cette commune propension à "se la couler douce" augmente lorsqu'on rassemble un grand nombre de travailleurs, qu'on les affecte à une tâche similaire et les rémunère sur une base journalière et selon un taux uniforme.»

«Dans un tel contexte, les meilleurs ouvriers ralentissent graduellement leur cadence jusqu'à ce qu'ils aient atteint celle des ouvriers les plus inefficaces. Il est difficile d'expliquer pourquoi il en est ainsi lorsqu'un homme naturellement énergique travaille quelques jours à côté d'un homme fainéant.»

«L'auteur a chronométré un de ces travailleurs naturellement énergiques, à l'aller et au retour du travail, marchant à une vitesse de trois à quatre milles à l'heure (5 à 6,5 km/h), et même retournant à la maison au trot après sa journée de travail. À son arrivée au travail, il ralenti immédiatement son allure jusqu'à la vitesse d'un mille à l'heure. Pourtant, lorsqu'il pousse une brouette, il le fait en toute hâte, même en montant une côte, pour demeurer le moins longtemps possible sous le poids de sa charge. Une fois sa cargaison déchargée, il retrouve immédiatement l'allure la plus lente, cherchant toutes les occasions de retarder le travail. Pour être sûr de ne pas en faire plus que son voisin, il s'épuise littéralement à se ralentir lui-même.»
[...]
«Cette tendance représente une forme de fainéantise systématique qui n'est toutefois très sérieuse, puisque qu'elle est en quelque sorte cautionnée en toute connaissance par l'employeur qui pourrait cependant rapidement y rémédier s'il le souhaitait.»
[...]
«Les employeurs recueillent leurs observations sur ce qu'un groupe de travailleurs peut accomplir en une seule journée, soit à partir de leur expérience personnelle, qui s'émousse inévitablement avec l'âge, d'analyses sporadiques et non systématiques des travailleurs, ou encore de registres tenus par l'entreprise, établissant le temps d'exécution le plus rapide pour chaque tâche.»
[...]
«Il devient dès lors évident dans l'intérêt de chaque homme, de voir à ce que le travail ne s'accomplisse jamais plus vite qu'il ne l'a été par le passé. Les jeunes et les moins expérimentés l'apprennent de leurs aînés, et tous les moyens sont bons pour réprimer l'ardeur des travailleurs ambitieux et égoïstes qui cherchent à établir de nouveaux records en vue d'obtenir de meilleurs gages, alors que ceux qui viendront à leur suite devront trimer plus dur pour le même salaire.»

3. En ce qui a a trait à la troisième cause du travail à la traîne, nous consacrerons beaucoup de temps dans cet article pour illustrer les gains considérables, tant pour les employés que leurs employeurs, qui résultent de la substition de la méthode empirique traditionnelle au profit d'une approche scientifique jusque dans les moindres détails de chaque métier. Les économies substantielles de temps se traduisant par un accroissement du rendement auxquelles il est possible de parvenir en éliminant les gestes lents et inefficaces et en les remplaçant par des mouvements rapides et précis pour les travailleurs de n'importe quel atelier, ne peuvent être envisagées qu'après avoir vu par soi-même les améliorations rendues possibles par une analyse détaillée du mouvement et des cadences de travail, effectuées par un homme compétent.

Expliquons-nous brièvement: en raison du fait que les travailleurs, dans tous les métiers, ont appris les rudiments de leur métier par l'observation de ceux qui les entourent, il existe de multiples façons d'exécuter la même tâche, peut-être quarante, cinquante ou cent façons différentes pour accomplir la même tâche, et pour cette raison il existe autant d'organisations distinctes permettant l'exécution de cette tâche. Or, parmi ces nombreuses méthodes et modes d'organisations qui ont cours dans chaque métier, il existe une méthode et un mode d'organisation qui est plus rapide et plus efficace que les autres.

Et cette méthode et ce mode d'organisation ne peuvent être découverts ou développés que par une analyse scientifique de chaque méthode et mode d'organisation existants, combinés à une étude rigoureuse du mouvement et de la cadence de travail.

L'auteur entend démontrer dans cet article qu'un des principes fondamentaux qui soutiennent les systèmes traditionnels d'organisation du travail en usage est que la responsabilité incombe à chaque employé de déterminer par lui-même comment il doit accomplir sa tâche, au meilleur de ses connaissances, en ne recevant à peu près aucun aide de l'administration. Et il entend également démontrer qu'en raison de l'isolement et de l'indépendance des travailleurs, dans la plupart des cas, il est impossible pour les hommes travaillant sous de tels systèmes d'effectuer leur métier en accord avec les règles et les lois de la science ou de l'art.

L'auteur pose comme principe général que pour la vaste majorité des arts mécaniques la somme de science sur laquelle reposent chacun des gestes du travailleur est si grande que même le travailleur le plus apte est incapable de comprendre réellement cette science sans l'aide de ceux qui travaillent avec lui ou par ses supérieurs, aussi bien par manque d'éducation ou par simple insuffisance intellectuelle. Pour que le travail soit accompli selon des lois scientifiques, il est nécessaire d'opérer une répartition beaucoup plus équitable de la responsabilité entre les gestionnaires et les travailleurs, que celle qui prévaut actuellement sous les toutes les formes d'organisation actuelles. Ceux-là qui font partie de l'administration et ont pour mandat de développer cette science devraient également guider et aider le travailleur à s'adapter à ses lois, et devraient prendre une part plus large de responsabilité que celle qu'ils assument actuellement.

Cet article vise à faire comprendre que, pour intégrer les principes scientifiques, l'administration
doit reprendre à son compte une bonne partie des tâches qui sont dévolues actuellement aux travailleurs; quasiment tous les gestes des travailleurs devraient être précédés d'analyses préparatoires de la part des gestionnaires qui lui permettront d'effectuer son travail mieux et plus rapidement que s'il avait été laissé à lui-même. Et chaque homme devrait être instruit quotidiennement et aidé le plus amicalement possible par ses supérieurs, plutôt que d'être, à un extrême, forcé et contraint par ses patrons, et à l'autre extrême, abandonné à son sort et privé de ressources.

Cette intime et étroite coopération entre les gestionnaires et les travailleurs est l'essence même de l'organisation scientifique et moderne du travail.

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