La légende de Faust

Laurent Tailhade
L'histoire du docteur Faust, qui, pour acquérir un pouvoir criminel, déserta le chemin de la science orthodoxe et vendit son âme au Diable, en échange du savoir et de la jouissance, fruits éternellement convoités du pommier d'Ève ; Faust alchimiste, nécromant et thaumaturge, qui revient, comme Dante, de l'enfer et dérobe à la nuit stygienne le fantôme adoré d'Héléne-Sélène, hypnotase humaine de la lune; Faust qui remplit d'or les coffres de l'Empire, marche sur les eaux comme Apollonius de Thyane et, comme Simon le Magicien, poursuit dans les airs un vol plus assuré que le départ d'Icare, fut inventé aux bords du Rhin, dans la pieuse Cologne ou dans l'érudite Mayence, vers la fin du XVe siècle, par ces « hommes obscurs » dont Ulrich de Hutten devait tracer, quelques années plus tard, de si joyeux et terribles portraits.

Avec un sens très juste du danger que faisait courir à leur autorité la Science nouveau-née, les moines poursuivaient d'une haine absolument logique le chercheur avide, l'esprit irrassasié, dont l'érudition gigantesque embrassait tous les domaines de la culture intellectuelle. Dans Faust, ils attaquaient l'humaniste qui, pareil à Reuchlin, à Erasme, préparait déjà le mouvement de la Renaissance, présageait la Réforme, lisait les poètes latins, le penseur qui cherchait la pierre philosophale, consultait les astres et, loin de la vaine scolastique, de la « Chimère bombinant dans le vide », ouvrait les yeux aux spectacles de la Vie, demandait à l'observation directe d'interpréter à sa raison les fins du Monde et le pourquoi de l'Univers.

Quelle que soit l'origine de ce conte, que Faust ait existé ou non, qui il ait été un jongleur de bas étage, un escamoteur de table d'hôte, un de ces écoliers erratiques et fripons qui, pour quelques florins, vendaient aux bourgeois amulettes et mandragores, faisant des dupes sur le grand chemin et dans la maison des rois, se livrant sur l'argent d'autrui à la moins recommandable prestidigitation ; qu'il se soit, plus tard, identifié avec ce maître Georgius Sabellicus dit Faustus Junior, protégé par le comte palatin Robert, dont un autre occultiste, Jean Tritême, abbé de Spanheim, parle sur un mode acrimonieux, le traitant d'ignare, de vagabond, et autres aménités d'usage entre savantasses, avec ce même Faust le Jeune dont Luther annonça la fin lugubre et que Melanchton vouait aux supplices infernaux; - la réalité historique du personnage a, depuis longtemps, disparu pour faire place à la fiction légendaire.

En effet, depuis l'Histoire du très renommé sorcier et magicien, Juste Faust, publiée, en 1587, par l'éditeur Johan Spies, à Francfort-sur-le-Mein, reprise, peu après, par Widman, traduite en français idiot par l'annaliste Palma Cayet, jusqu'à la tragédie encyclopédique de Wolfgang Goethe; depuis les fresques de la taverne de Leipzig, où l'amant d'Hélène et de Gretchen se voit représenté à califourchon sur un tonneau de bière, jusqu'à la douloureuse et magnifique eau-forte où le maître Odilon Redon montre Faust en proie à la désespérance et, penché sur la coupe vénéneuse, appelant à son aide la Mort libératrice, en attendant que les cloches pascales, messagères d'amour et de résurrection, avec leur voix d'argent, le rappellent du tombeau ; depuis les opéras incolores de Spohr et de Beaucourt, jusqu'à la fresque passionnée de Berlioz, jusqu'au drame fiévreux de Boïto, le docteur Johannes Faust (que d'ailleurs Goethe nomme Henri) est en possession de fournir aux peintres, aux musiciens, aux dramaturges, aux spectacles mêmes de fantoches et de marionnettes, un type à la fois rémanent et palingénésique, aux aspects multiples et féconds, que chaque artiste renouvelle, remanie et complique suivant ses aptitudes, suivant les passions, les goûts et les mœurs de sa race de et son temps.

Après Marlowe, Goethe évoque sur les planches le docteur de Wittenberg. Grabbe, en 1820, le conduit à Rome et, dans un imbroglio « ruisselant d’inouïsme », comme alors on disait, le met aux prises avec don Juan de Marana dans un conflit d'amour. Schumann, divin commentateur de Heine, de Rückert, de Chamisso et de lord Byron, écrit pour le second Faust des pages musicales dignes de Goethe et de lui. Plus tard, Berlioz, enthousiasmé par la noble traduction que Gérard de Nerval publiait en 1828, pour la compléter en 1840, et dont Goethe récompensait l'auteur en affirmant qu’« il ne s'était jamais si bien compris lui-même que dans la version française », Berlioz écrit la Damnation de Faust, exécutée pour la première fois à l'Opéra-Comique en 1846, alors que sévissait le Domino noir et le Postillon de Lonjumeau. D'abord méconnue, incomprise du public, la Damnation a, par la suite, acquis une telle popularité, que l'ingénieux Gunsbourg peut la mettre en scène et faire jouer ce que Berlioz ambitionnait seulement de faire entendre. Plus tard encore, Charles Gounod badigeonna la chromolithographie opiniâtre dont l'univers est encombré depuis quarante-sept ans. Il composa cette valse pour chevaux de bois, cette marche pour soldats de plomb que les orgues hydrauliques et les minstrels de café-concert ont - que fâcheusement ! - vulgarisées. Delacroix, à travers les campagnes tumultueuses où Berlioz déchaînera plus tard, avec des fulgurations de tempête, les soldats magyars et les timbres de Rakoski, promène le docteur et son famulus Wagner sous un ciel d'orage, maladif et plombé, tandis que rampe autour d'eux le barbet satanique. Éployant comme une chauve-souris infernale, ses ailes de ténèbres, Méphistophélès plane sur la ville endormie; il suscite les phantasmes nocturnes et pollue obscurément les consciences de rêves criminels. Ary Scheffer, dit Baudelaire, « emploie le meilleur de sa vie à faire un Christ qui ressemble à son Faust, puis un Faust qui ressemble à son Christ. » Le grand peintre flamand Henry Leys emprunte à l'œuvre de Goethe l'une de ses meilleures toiles. Rembrandt, au contraire, a suivi le livre populaire et figuré d'après lui le mystérieux alchimiste du musée d'Amsterdam, cet abstracteur de quintessence dont le front et le visage énigmatique s’éclairent des lueurs que l'hiéroglyphe du macrocosme projette dans les ténèbres, sur le vitrail incendié.

Théophile Gautier, reprenant à sa manière l'idée extravagante de Grabbe, met en parallèle Faust et don Juan dans la Comédie de la Mort:
    Malheureux que je suis d'avoir sans défiance
    Mordu les pommes d'or de l'arbre de science !
    La science est la mort,
    Ni l'upas de Java, ni l'euphorbe d'Afrique,
    Ni le mancenillier au sommeil magnétique
    N'ont un poison plus fort.
    Le Néant ! Voilà donc ce que l'on trouve au terme !
    Comme une tombe un mort, ma cellule renferme
    Un cadavre vivant.
    C'est pour arriver là que j'ai pris tant de peine,
    Et que j'ai sans profit, comme on fait d'une graine,
    Semé mon âme au vent.
Alfred de Musset consacre à Faust l'une de ces prosoposées qui font de Rolla un des poèmes les plus décousus de la littérature contemporaine et l'enveloppe du sonore galimatias de ses apostrophes.
    O Faust! n'étais-tu pas prêt à quitter la terre,
    Dans cette nuit d'angoisse où l'Archange déchu,
    Sur son manteau de feu, comme une ombre légère,
    T'emporta dans l'abîme à tes pieds suspendu?
    Oui ! le poison tremblait sur ta lèvre livide;
    La mort qui t'escortait dans tes oeuvres sans nom,
    Avait, à tes côtés, descendu jusqu'au fond
    La spirale sans fin de ton long suicide
    Et, trop vieux pour s'ouvrir, ton corps s'était brisé;
    Comme un roc, en hiver, par la froidure usé.
    Ton heure était venue, athée à barbe grise,
    L'Arbre de ta science était déraciné,
    L'ange exterminateur te vit avec surprise
    Faire jaillir encor de ton bras décharné
    Une goutte de sang pour le vendre au Damné.
Ceci est « bien pensant » écrit pour les belles dames, habituées du P. Lacordaire et du P. Félix. Car, malgré sa piaffe, son allure fringante et ses prétentions héraldiques :
    Souvenez-vous d'un cœur qui prouva sa noblesse
    Mieux que l'épervier d'or dont mon casque est armé.
Musset ne put, en aucun temps, s'évader, même une heure, de la domesticité académique.
    Oh! sur quel océan, sur quelle grotte obscure,
    Sur quel bois d'aloès, sur quels frais oliviers,
    Sur quelle neige intacte au sommet des glaciers,
    Souffle-t-il à l'aurore, une brise aussi pure,
    Un vent d'est si rempli des larmes du printemps,
    Que celui qui passa sur ta tête blanchie,
    Quand le ciel te donna de ressaisir la vie
    Au manteau virginal d'une enfant de quinze ans !
    Quinze ans ! l'âge céleste ou l'Arbre de la Vie,
    Dans la tiède oasis du désert embaumé;
    Baigne ses fruits dorés de myrrhe et d'ambroisie,
    Et, pour féconder l'air, comme un palmier d'Asie,
    N'a qu'à jeter aux vents son voile parfumé.
Par un procédé bien connu de cristallisation mythique, la légende, soit papiste, soit luthérienne, de Faust, ne tarda pas à s'amalgamer avec les traditions orales ayant cours dans les populations rhénanes touchant les inventeurs de l'Imprimerie : Guttenberg (sic), Faust et Schoeffer. Les premiers essais typographiques datent de 1440. Or, le Faust de Widmann, de Goethe et de Marlowe chevauchait les futailles dans la cave d'Auerbach en 1525, aspergeant les ivrognes d'un vin de feu pareil à la foudre qui consuma la mère du suave et terrible Dionysos.

Mais cette longévité fabuleuse, cette confusion des temps qui prête à Faust l'âge d'un patriarche, n'a rien qui surprenne dans les fictions légendaires transmises de génération en génération par des conteurs illettrés. Quand l'auteur de la Bohème galante parcourait, vers 1846, les bords de l'Oise, il trouvait encore chez les paysans de Compiègne, de Senlis ou d'Ermenonville, cette croyance que Jean-Jacques Rousseau fut le contemporain d'Henri IV et qu'une rivalité d'amour au sujet de Gabrielle avait désuni le poète et le roi.

L'histoire du vrai Faust n'a rien de fantastique. Ce fut un usurier perspicace, venant d'abord, au secours de Guttenberg (sic) et l'exécutant par la suite, afin de s'approprier en tout repos, les fruits de son génie. Orfèvre à Mayence, Johan Faust s'occupait aussi de banque à ses moments perdus; il faisait, au denier deux, fructifier ses pauvres capitaux. Lorsque Guttenberg (sic), ayant quitté Strasbourg, vint s'établir à Mayence, il fit les fonds nécessaires à l'installation d'une imprimerie, avança deux mille florins. Puis, lorsque tout fut en bon ordre, que Guttenberg (sic) eut assuré le fonctionnement de la nouvelle industrie, il exigea de son débiteur, soit un remboursement immédiat, soit la remise entre ses mains de tout le matériel. De plus, il débaucha le meilleur ouvrier de Guttenberg (sic), un jeune typographe du nom de Pierre Schaeffer. Bientôt il imprima, grâce à lui, de nombreux ouvrages, entre autres la Bible de Mayence, dont Louis XI accueillit gracieusement un exemplaire, en l'an 1462.

Comment ce bourgeois irréprochable, ce banquier retors, ce commerçant qui ne plaisantait pas avec les échéances a-t-il pu devenir un héros légendaire? Comment, par une suite d'avatars et de métamorphoses. a-t-il pris place dans l'enfer sublime des poètes, frère désormais de don Juan et de Manfred?

Les moines, s'il en faut croire Conrad Dürr et Klinger, auteur allemand des Aventures de Faust, les moines poursuivirent de leur animosité l'artisan ingénieux qui leur enlevait une source de profits et réduisait à néant leur métier de copistes.

Le symbole de Faust prend son origine dans une querelle de boutique. La monacaille défendait son pain contre l'inventeur qui la dépossédait ; la plume d'oie et le pinceau partaient en guerre contre le composteur et la lettre mobile.

« Ceci tuera Cela !»

Or, « Cela », pour défendre sa vie, était armé de moyens péremptoires. Une imputation de pacte diabolique était pour le malheureux qu'elle frappait, le gage certain d'une mort implacable et de tourments raffinés. L'Allemagne vivait sous la domination des juges ecclésiastiques. On pendait, on brûlait, on torturait dans toute la Germanie avec un entrain digne de l'Inquisition espagnole. C'était le beau temps où les Dominicains Remigius et Sprenger s'adonnaient à la vivisection des sorciers mâles ou femelles, arrachaient leurs ongles, leurs dents, les dépeçaient en petits morceaux, afin de déloger le Diable qui les tenait asservis.
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Les Moines accusèrent donc Johan Faust de connivence avec l'Esprit du Mal et parlèrent de le déférer aux tribunaux ecclésiastiques. Le prudent capitaliste ne perdit pas son temps à discuter, gagna au pied et s'en vint à Paris où la bienveillance du Roi lui donna quelque répit. Le soin qu'il prit de mourir peu de temps après, ayant contracté la peste, le sauva des poursuites judiciaires et de tout mécompte ultérieur.

Mais dans leur courroux de n'avoir pu livrer aux flammes le corps ensanglanté de Johan Faust, ses adversaires, acharné contre sa mémoire, le damnèrent dans l'autre monde, pour se consoler un peu de ne l'avoir pas brûlé dans celui-ci.

Les croyances médiévales, aussi bien que les religions gréco-latines, se plaisent à identifier avec la mort et la résurrection d'un dieu les épreuves que subissent (les) graines et les pulpes nourricières, premier que de venir à l'état d'aliment. Jean Raisin, Thomas Graindorge renouvellent, dans les traditions de l'Occident, pour les buveurs de bières et de vin, le mystère d'Eleusis, la passion et la renaissance du grain qui, flagellé sur l'aire, puis, inhumé sous la froide glèbe, renaît chaque printemps et donne à tous, avec la nourriture essentielle, une promesse d'immortalité.

Il en fut de même pour l'aliment intellectuel, pour les semailles de l'esprit, pour le froment de pensée et de lumière, pour ce pain de l'âme que l'ouvrier sème en graines obscures dans les formes de plomb, sous le rouleau d'encre lourde, et qui, multiplié, croissant à l'infini, pareil à la vague des moissons, conquiert le monde et porte aux quatre vents de l'horizon la doctrine des sages et les larmes des poètes.

Etienne Dolet, quatre-vingts ans plus tard, monte sur le bûcher de la place Maubert, en butte aux mêmes exécrations que Johan Faust, et tombe sous les coups des mêmes bourreaux. Ce n'est pas le meurtre de Compaing que revendiquent ses ennemis; c'est le crime d'avoir multiplié les écrits des philosophes païens, l'attentat de lèse-obscurantisme que l'humaniste vient de commettre, en éditant Platon. Avec Dolet s'achève la passion de l'imprimeur commencée par Johan Faust. Désormais la presse, oeuvre satanique en horreur aux Moines illettrés, a, pour défendre sa gloire, les prestiges d'un héros fabuleux et le sang d'un martyr : la conquête du Monde appartient à Méphistophélès.

Le Diable, en effet, peut à bon droit passer pour le protecteur de la typographie. L'arbre du Bien et du Mal, où se tordait le serpent aux replis insidieux de la Genèse, a fourni, sans doute, le bois des premières formes. L'esprit de négation a placé entre les mains de l'Adam évolué cet incomparable outil de controverse. Il donne à la parole humaine la stabilité du bronze et du granit. Les strophes d'un poète sont plus durables que l'acier. En même temps il affranchit le verbe et lui prête des ailes. Ces noirs caractères, ces pesantes gouttes de plomb s'envoleront, tout à l'heure, comme un essaim d'abeilles d'or. Oublieuses des préjugés des frontières, accomplissant le miracle de la paix, elles réconcilieront l'homme avec lui-même, présageront l'avènement de la justice et de la liberté.

Cependant on aurait tort d'envisager Satan comme l'éternel adversaire, le persifleur qui ne se contente pas de transgresser la Loi, mais la tourne en dérision, le rebelle pour qui la révolte est non seulement un instinct, mais une forme de la pensée. On le nomme aussi Maître dit monde, et c'est à bon droit qu'il arbore ce nom. Les démonologues anciens le montrent assistant au Sabbat, dans un bel habit vert, couleur des prés, des eaux, des branches, couleur de la terre verdoyante aux jours de son hymen. « L'arbre précieux de la vie est vert », dit Méphistophélès au naïf écolier. Joliverd semble proche parent d'Erda, la Morne scandinave. C'est l'Erdgeist, l'Esprit même de la terre, que Goethe fait d'abord apparaître à Faust désespéré. Or, l'esprit de la Terre s'identifie à l'universel Désir, à la Vénus féconde, mère des hommes et des dieux, qui flotte comme un parfum sur les rêves des adolescents, anime la sève au cœur des chênes et gonfle d'un permanent soupir la poitrine de la mer.

L'Erdgeist ouvrira plus tard de sa clef d'or les ténèbres du Hadès. Dans la nuit du devenir où les types éternels des êtres et des choses, les Idées platoniciennes, les Mères gardent le secret et les formes de la Vie, il ramènera vers Faust la plus belle des femmes, Hélène, fille de Léda et du Cygne, immortelle comme l'astre de la nuit dont elle partage la splendeur. Cette divine incarnation de la beauté donne à Faust le terme logique de son destin. En épousant Hélène, il ferme le cycle de ses aventures diaboliques et, maître désormais de l'éternel féminin, reconquiert sa place dans la communauté des hommes.

Si touchant que soit dans le vaste drame de Goethe l'épisode trop connu de Marguerite, les scènes du jardin, de l'église et du cachot, il est malaisé d'imaginer Faust captif dans le cercle d'une petite ville. Ce serait méconnaître son génie et donner à son activité des limites indignes d'elle que d'en faire un ténor occupé à séduire une blanchisseuse. Mettre à mal Gretchen, pauvre fille sans défense, tuer d'un coup déloyal l'honnête et ridicule Valentin, parce qu'il veut empêcher sa sœur de faire l'amour, ce sont là des entreprises dont le plus mince quidam n'a pas lieu de se vanter. Est-ce bien la peine d'avoir épuisé les coupes de la Science, du Désespoir, et donné son âme au Diable pour en obtenir de si laids contentements ?

Personnage tour à tour, fantastique et réel, Faust n'est pas un homme, c'est un type. Il n'a que faire des amours de rencontre et des grisettes de don Juan. « Il représente le moyen-âge à son déclin, illuminé, dans le clair obscur du quinzième siècle par la dernière lueur du crépuscule antique et par la première lueur de l'aurore moderne. Pour l'Histoire, c'est l'artisan qui construit la gigantesque presse de Mayence. » Pour la légende, plus véridique et plus juste que l'Histoire, il est le philosophe hermétique versé dans les arcanes du Grand-Oeuvre, le sorcier qui se fait servir par les Démons, l'enchanteur qui connaît, boit à même les philtres de Jouvence et fait surgir la Beauté païenne des limbes du passé.

Faust n'a qu'une épouse légitime. C'est la fille de Tyndare. Ayant accumulé tout ce que les bibliothèques offrent d'erreur ou de sagesse, il comprend enfin la divine leçon que donne le rythme perennel de la Beauté à ceux qui, d'une âme ingénue et d'un esprit lucide approchent ses autels.

Christophe Marlowe, plus de deux siècles avant Goethe, a glorieusement célébré les noces de Faust et d'Hélène. Encore qu'il suive de près le conte populaire et qu'il fasse du héros de son drame un charlatan de carrefour, un jongleur escamotant le dîner du Sacré Collège, donnant un soufflet au Pape et broutant une charretée de foin, il n'a pas moins eu la vision très nette de l'allégorie et de l'auguste symbole qu'avaient, à leur insu, créés les détracteurs de Faust. Son épithalame brille d'une eurythmie incomparable. C'est le Cantique des Cantiques chanté par l'Intelligence conquérante à la Forme subjuguée :
    Voilà donc ce visage qui lança mille navires et brûla les tours immenses d'Ilion.
    Suave Hélène, rends-moi immortel dans un baiser ! Ses lèvres aspirent mon âme voyez comme elle y vole.
    Allons ! Hélène! allons, rends-moi mon âme. C'est ici que je veux vivre, car le ciel est sur ces lèvres et tout ce qui n'est pas Hélène est poussière.
    Je veux être Pâris, et, pour l'amour de toi, au lieu de Troie, ce sera Wittemberg qui sera mise à sac.
    C'est moi qui combattrai avec le faible Ménélas et qui porterai tes couleurs aux plumes de mon casque.
    Oui, c'est moi qui blesserai Achille au talon, et qui ensuite reviendrai près d'Hélène chercher un baiser.
    Oh ! tu es plus belle que la soirée, vêtue de la splendeur de mille étoiles !
    Tu es plus éclatante que Jupiter, alors qu'il apparut en flamme à la malheureuse Sémélé !
    Tu es plus adorable que le roi des mers dans les bras azurés de la capricieuse Aréthuse, et nulle autre que toi ne sera ma bien-aimée !
La Désespérance de Faust (1) que son auteur appelle modestement un « prologue » est, à coup sûr, une des oeuvres les plus caractéristiques du cycle de Faust postérieur à Goethe. Elle appartient à ce « théâtre d'idées », à ce théâtre d'art et de vérité dont M. Edmond Picard s'est fait l'apôtre et qu'il oppose avec tant de bonheur aux productions mercantiles des faiseurs à la mode.

Les premiers essais d'Edmond Picard datent de ces heures lointaines où la Belgique cherchait encore son expression littéraire. Nul plus que lui n'a contribué à cette éclosion des jeunes gloires flamandes et wallones à ce mouvement intellectuel qui fit connaître au monde le nom des poètes belges « d'expression, française » comme on dit aux bords de la Meuse et de l'Escaut. C'est un peu grâce à lui, à son activité sans cesse rajeunie, à la propagande heureuse de ses discours et de ses écrits que Maeterlinck, Georges Eeckoud, Max Elskamp, Charles van Lerberghe, et, plus près de nous, ces artistes délicieux, Jean Dominique, Georges Séverin, tant d'autres que j'oublie, ont conquis l'audience du public. Et les lettres françaises ne lui doivent pas moins de gratitude. Il a aidé les méconnus, les incompris; il a ouvert aux artistes malheureux sa porte hospitalière. Un des premiers, il a discerné le talent somptueux, bizarre et compliqué, de Léon Cladel. Pour l'auteur des Va-nus-pieds, il fut le plus accueillant des hôtes, le meilleur des amis.

Écrivain, juriste, homme politique, il accumule sans fatigue les travaux de toute sorte. Il écrit, pour se distraire, des pièces, des histoires, des vaudevilles aristophanesques ; il improvise des conférences, il joue à lui tout seul des monodrames en cinq actes et mène à bien des volumes de vers. Il prétend bannir du théâtre l'énervante casuistique de l'adultère, infuser à la comédie un sang nouveau. Il prêche d'exemple. Il cherche, il ose, il invente, sans épuiser jamais son bel humour ni sa belle humeur.

La Désespérance de Faust, c'est la plainte de l'homme vieilli qui doute de lui-même et demande à la science de combler les abîmes de son cœur. Le néant ricane autour de lui à travers les formules du Droit, de la Théologie, de la Médecine et de l'Analytique. Il doute d'Aristote, il ne croit plus en Galien. Il sent peser à ses épaules, avec le faix des ans, le poids cruel de la solitude et fuir tous les biens promis à la jeunesse. La mort est le refuge suprême, le havre où peut aborder encore la tristesse du vieillard. Mais, dans la pâleur frissonnante de l'aube, voici que les clochers s'éveillent, jetant au vent frais qui les emporte de clairs alléluias. C'est le matin de Pâques, le jour où toute la chrétienté célèbre les fruits de la Résurrection. Les saintes femmes chantent la gloire du jeune dieu qu'elles ont enseveli. Près de la pierre sépulcrale, un chœur de disciples atteste la victoire de l'Amour, la défaite de la Mort. Des Anges mêlent aux accents terrestres les voix du Paradis. Et Faust s'endort apaisé par la joie éparse, conquis à la douceur du nouveau printemps. Il accepte encore le mal délicieux de vivre, d'espérer, de vouloir. Il se voit pardonné, accueilli par la douceur nouvelle des êtres et des choses. Il pleure. Il se conforme au plan du Monde; par ce geste unique, il redevient « un homme devant la nature » ; sans avoir besoin de recourir à la pharmacopée, à l'alchimie ténébreuse de Méphistophélès, il obtient la jeunesse du cœur, la possibilité d'aimer encore et d'être heureux. Les Anges remontant au ciel, bercent de cantiques printaniers ses rêves accalmis.


Note
(1) Edmond Picard, La Désespérance de Faust, prologue pour le théâtre en IV scènes (frontispice par Odilon Redon, gravé par Louise Danse). Bruxelles, Paul Lacomblez, éditeur.

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