Moments de la vie d'Emma Calvé

Emma Calvé
Voici quelques pages des mémoires d'Emma Calvé, parus en 1940. «Ce livre, écrit-elle en lever de rideau, n'est pas un traité sur l'art du chant; ce n'est surtout point une oeuvre littéraire. Telle qu'elle est, je la livre au public, avec l'émoi d'une débutante qui affronte les feux de la rampe. Le rideau se lève.
Ce n'est pas la première fois que j'entre en scène, j'aperçois, du reste, dans la salle bien des visages qui me sont familiers.
Chers amis qui me lirez, je réclame toute votre indulgence.»
En avril 1899, Emma Calvé est invitée à jouer le rôle d'Ophélie dans le Hamlet d'Ambroise Thomas.
«Le directeur, Gailhard, écrit-elle, m'ayant entendu à la Scala de Milan, a demandé qu'on me laisse toute liberté d'agir à ma guise; mais je sens à certainse réticences, certains sourires des camarades, du metteur en scène, qu'on n'approuve pas mes audaces, qui s'écartent de la trrradition qu'on me jette à la tête à tout propos et comme j'ai à lutter contre de grands souvenirs, j'ai un trac formidable. Mais je ne puis me résigner à abandonner la conception que je me suis faite du rôle. Je vais aller de l'avant, au risque de remporter une veste.

Voici l'article qu'Alfred Bruneau, le grand compositeur et critique du Figaro, écrivit le lendemain:

« Mlle Emma Calvé a été dans l'oeuvre d'Ambroise Thomas une Ophélie aussi shakespearienne que la musique le lui permettait. Son succès a été immense.
« Ce qui m'intéresse particulièrement en cette très curieuse, très passionnée, très vibrante artiste, ce qui me la fait aimer, c'est moins le grand et sûr talent de chanteuse dont elle témoigne à chacune de ses créations, que le désir de se diversifier qui semble l'animer constamment.
« Savoir chanter, mon Dieu! ce devrait être pour tout interprète lyrique l'a, b, c de son métier. Là, déjà, chanteuse véritable, chanteuse de style, Mlle Calvé s'originalise assez singulièrement. Mais où elle s'élève plus haut, à mon sens, c'est quand elle s'efforce d'oublier qu'elle est chanteuse, chanteuse hors ligne, pour se métamorphoser, représenter des personnages différents, les vivre sur le théâtre autant de sa vie à elle que de leur vie à eux.
« Dans les rôles qu'elle a marqués jusqu'à présent de sa vigoureuse empreinte, ce qui a paru la séduire principalement, c'est le type humain que certains de ces rôles lui ont fourni l'occasion de dessiner. Quand une belle partition l'a aidée à réaliser son idéal, elle en a profité joyeusement et supérieurement. Je cite Carmen, mais sa Santuzza, de Cavalleria Rusticana, son Anita, de la Navarraise, sa Sapho, attestent une volonté formelle de donner, coûte que coûte, de sa propre initiative la forme rêvée à tel ou tel des êtres de son choix et montrent bien la puissance de conception qu'elle possède.
« Cela explique et justifie le projet que Mlle Calvé vient de mettre à exécution. Hier donc, elle a été Ophélie, non pas naturellement, l'Ophélie de la tradition, mais l'Ophélie de son imagination, de ses réflexions, de ses recherches ; non pas l'Ophélie uniquement chanteuse ou virtuose que nous avons coutume d'entendre, mais une Ophélie comédienne et tragédienne, de grâce et de souffrance, - sachant exprimer la mélancolie et la tendresse, riant et pleurant, poétisant et dramatisant sa mortelle folie, dont elle a nuancé la scène avec un art admirable, un réalisme saisissant. Et pour être cette femme, très différente des autres femmes qu'elle fut jadis, rien ne l'a gênée, ni les vocalises intempestives dont elle a tiré parti avec une pureté de son, une adresse surprenante, ni les mélodies souvent peu en situation, ni la mise en scène habituelle de l'ouvrage. Elle a triomphé de tout, et secondée par M. Renaud, extrêmement remarquable d'ailleurs en Hamlet, Mlle Dufrane et M. Gresse, elle a été fêtée, acclamée, et a offert au public de l'Opéra un plaisir des plus rares. »
***

Peine d'amour, seule allusion à sa vie privée dans ses mémoires

Paris, novembre 1899.

Un grand chagrin vient de m'atteindre, à la suite d'une déception cruelle, inattendue. Durant de longs jours, j'ai souffert, j'ai pleuré, j'ai voulu mourir ! Désespérée, je suis allée passer quelques jours auprès de ma grande amie Duse, à Venise. Je rentre à Paris moins malheureuse, apaisée, résignée.
Voici la très belle lettre que cette admirable amie vient de m'écrire
« Mon enfant, ma soeur, « Tes sanglots quand tu me racontais ton chagrin me sont restés au coeur... Souviens-toi des belles paroles de Leonardo:

Che non si volta,
Chi a stella e fisc.

Ne te retourne pas,
Qui a l'étoile reste fixe.

« Quand on possède pour s'extérioriser une voix unique, faite de toutes les couleurs du prisme, pure comme les sources de tes montagnes, on n'a pas le droit de pleurer. Quel orgueil de croire qu'une âme et un coeur puissent vous appartenir toute une vie ! C'est attenter à la liberté individuelle de tout être.

« Deviens son amie la plus douce, la. meilleure,.c'est la seule vengeance qui sied aux femmes de coeur.
« Et puis, pauvre fanciulla, quand tu auras trop de chagrin, viens pleurer auprès de moi. Je connais ta souffrance, et à deux le poids sera plus léger « Il legne nutrisce el fuecco che lo consuma » (le bois nourrit le feu qui le consume).
« Nous en avons une bonne provision de ce bois-là, toi et moi. C'est le soleil de notre coeur qui nous le donne, il ne nous quittera qu'à la mort.
« Travaille! Souviens-toi de ta devise : qui chante, son mal enchante.

« ELEONORA. »

J'ai médité ces belles pensées, j'ai fait appel à ma conscience et, humblement, je m'avoue vaincue en me disant qu'ayant tout sacrifié au théâtre, je n'ai pas mérité le bel amour qui contente et qui dure ; mais j'ai un bien gros chagrin, n'ayant plus le goût de vivre, ni de chanter. Sans ma voix, je me sens comme un oiseau blessé. Je pars me réfugier à Cabrières pour pleurer tout à mon aise.
***

La virtuosité par elle-même

Théâtre de la Scala.
Milan, 20 mai 1888.

Devant ce terrible public, qui m'a si mal accueillie, il y a deux ans, je viens de livrer bataille et je l'ai gagnée. La représentation d'hier soir restera inoubliable dans mon souvenir et ne pourra jamais être dépassée par moi, car j'ai donné le summum de ce que je puis faire.
J'avais décidé - in petto - que, si je n'avais pas un succès éclatant, je me jetais par la fenêtre. (Je n'en avais nulle envie.)
Oubliant, pour la première fois, voix, théâtre, public, hors de moi, hors du monde, ne me possédant plus, j'ai joué et chanté avec une exaltation croissante comme si c'était la première et la dernière fois de ma vie.
A l'acte de la Folie, lorsque je parus en scène, pâle, sans maquillage, démente, déchirant mon voile, arrachant ma couronne de nénuphars, je fus accueillie par de longs bravos.
Me sentant en communion avec le public sur la phrase

Et l'alouette, avant l'aube éveillée
Planait dans l'air...

j'attaquai une cadence que je n'avais encore jamais chantée en public, partant des notes de poitrine pour aboutir au contre la au-dessus de la portée !
Arrivée à cette hauteur inaccoutumée, j'éprouvai le vertige d'une enfant qui, juchée en haut d'une échelle, ne sait plus comment redescendre (1). Éperdue, je tins indéfiniment la note jusqu'au bout de mon souffle avant de terminer la gamme chromatique, ce que je fis avec une telle sûreté, un tel brio, qu'un tonnerre d'applaudissements vint m'interrompre. Dès lors, arrivée au paroxysme de l'exaltation, comme en délire, donnant tout ce que j'avais en moi, ne me possédant plus, riant et pleurant, hallucinée, je terminai ma scène au milieu de bravos frénétiques.
J'avais atteint un sommet. Telle une somnambule, je me suis réveillée, comme d'un songe.

(1) Quand je racontai ceci à Mme Laborde, elle éclata de rire, en me citant le mot de la Catalani, célèbre cantatrice, qui disait, en parlant du chant : « Il est plus facile de monter que de descendre.
***

Un amour authentique et naïf du grand art

Madrid. Musée du Prado.

Je n'ai voulu voir d'abord que Vélasquez, hypnotisée par la magie de cette perfection. Tous ses portraits ont une âme et paraissent si vivants qu'ils semblent vouloir quitter leurs cadres pour vous parler. Dans le tableau des Menines, j'aurai toujours devant les yeux les tons du satin argenté de la robe d'une des petites infantes et, dans le fond, le beau visage de Vélasquez peignant le roi et la reine.
J'ai pleuré devant son Christ expirant d'un si profond, d'un si poignant pathétique... Je suis sortie de là, lorsqu'on fermait les portes, hallucinée, suivie, me semblait-il, par ces rois, ces infantes, ces nobles cavaliers que j'emportais dans mes prunelles, dans mes pensées...
« Surtout, ne quittez pas le musée du Prado, m'écrit Mme Strauss-Bizet, sans bien regarder les majas de Goya. »
Je viens les admirer chaque jour, sa maja vestida et la desnuda, ainsi que toutes les belles manolas aux bas de soie bien tirés avec leurs petites mules qui semblent s'envoler du pied.
***

Verlaine en compagnie d'Oscar Wilde dans un salon de Londres, en 1891.

«Soirée chez lady de Grey. Des invités de marque, parmi lesquels Oscar Wilde et Paul Verlaine. Quel contraste entre ces deux êtres ! Je n'oublierai jamais le regard de notre pauvre grand poète, ses yeux d'enfant perdu, dépaysé, humilié, mal mis en des habits d'emprunt trop larges.
- Il est terriblement pauvre, explique Wilde, très élégamment vêtu, couvert de bijoux, beau brummel, dominant de sa haute taille son malheureux compagnon (1).
A la prière de Gladys de Grey, Verlaine nous a dit l'un de ses poèmes, D'une prison, avec des sanglots dans la voix. Je n'ai jamais pu chanter ces vers, si admirablement mis en musique par Reynaldo Hahn, sans une émotion rétrospective.

(1) Quelques années plus tard, à Paris, dans un théâtre, je remarquais non loin de moi un homme mal mis, tout voûté à peu près dans le même état où j'avais vu Paul Verlaine. Je reconnus Oscar Wilde, vieilli, méconnaissable, qui cherchait à se cacher parmi la foule indifférente. J'allai vers lui, les mains tendues, il releva la tête au son de ma voix et je revis dans ses yeux, le même regard d'enfant effrayé, de notre grand poète. Il saisit mes mains, en murmurant : «Oh ! Calvé, si vous saviez combien je suis malade et désespéré. » Peu de temps après, j'appris sa mort.


***

Chez Edison, à New-York.
Présentée par un ami, je viens d'être reçue chez le grand savant Edison, à New-Jersey.
-- Je suis très désireux que vous chantiez pour mon phonographe particulier, me dit-il. Je possède tous vos disques, mais je pense que votre belle
voix, pleine de nuances, peut être mieux enregistrée. J'ai chanté de mon mieux la Coupe du roi de Thulé, de Berlioz, l'air de « Suzanne », des Noces
de Figaro, et le Nocturne de César Frank, en donnant toute l'ampleur de ma voix. .
- C'est fort bien, mais veuillez recommencer tout ceci en demi-teinte, car je ne me préoccupe que de la qualité du timbre très spécial chez vous. Oubliez d'amplifier le son ainsi que vous êtes obligée de le faire au théâtre.
Et j'ai chanté doucement, mystérieusement.
- Ceci est parfait, mon enfant ;vous venez de donner la voix de votre âme, base de l'émotion communicative que vous possédez si bien. Je ne m'étais pas trompé en analysant votre voix. Voyez plutôt ce que j'en disais dans ce livre où je parle de tous les chanteurs connus.
Et j'ai lu mon nom, suivi des commentaires les plus flatteurs, à la suite de ceux de Patti et de Caruso. Je n'oublierai jamais la leçon du grand savant, et je l'appliquerai toutes les fois que je devrai exprimer une pensée intense et profonde .
***
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Mistral et la Provence

Parmi les poèmes épiques du grand poète, le plus beau est, sans contredit, Mireille, où s'idéalise l'âme romantique exaltée du Midi et dont ce chant d'amour : O Magalil est le plus populaire. Je l'ai chanté dans le monde entier, ce qui m'a valu cette élogieuse assertion du Maître : Alla piu alta cantorella de Mireio, que je conserve précieusement parmi mes plus beaux autographes, ainsi que la lettre ci-dessous:
.2 juin 1896.
Maillane (B. du R.).

« Aimable et très illustre diva. En réponse à votre dépêche, vous avez dû recevoir quelques chants provençaux plus ou moins gais, et mon ami Arnavielle, de Montpellier vous en expédiera quelques autres.
« La gaieté n'est pas la caractéristique du chant populaire qui, n'étant usité dans le peuple que pour divertir les séances de travail et en rythmer les exercices, se distingue surtout par la simplicité et la lenteur.
« Ce qui, du reste, égaye un paysan laissera froid un civilisé et vice versa. Il n'y a aucun rapport entre la joie de Montmartre et celle de mon village. Comme je l'écrivais hier à mon ami Mariéton, l'allégresse populaire ne m'apparaît que dans les Noëls - les anciens eux-mêmes n'avaient pas trop le lyrisme gai - et les chansons d'Anacréon sont plutôt philosophiques.
. « En vous remerciant pa mens de vous èstre souven-gudo de vostre servent prouvençaou, crèses-mé, carissimo e bello cantarello, vostre mal que maï dévot (1).
« F. MISTRAL. »

(1) « En vous remerciant pas moins de vous être souvenue de votre serviteur provençal, croyez-moi, chère et belle cantatrice, votre plus que plus dévot. »

A peine arrivée, je reçois de l'ami Paul Mariéton, secrétaire du Félibrige, une invitation de la part de Mistral pour aller assister aux fêtes que l'on va donner à Arles pour l'inauguration de la statue de notre grand poète et pour l'ouverture du muséeArlaten qu'il vient d'offrir à la ville. Très fatiguée j'ai d'abord refusé, mais devant les remontrances de mon père, au petit matin, je réveille toute la maisonnée, et, après avoir revêtu mon joli costume d'Arlésienne, je pars en auto. Arriverai-je à temps?

Lendemain d'une fête inoubliable, à Arles.

Me voici revenue. Hier, en partant, il me semblait être poussée par une force irrésistible. Je sentais toute l'âme de mon Rouergue pénétrer la mienne et des milliers de coeurs battaient dans ma poitrine.
J'arrivai à Arles vers midi, juste au moment où les invités étaient rassemblés sur la place devant l'hôtel de ville, et se préparaient au départ.
L'estrade d'honneur était entourée d'une foule dense, où il n'y avait aucun espoir de faire une trouée. Personne ne prenant garde à moi, j'entonnai l'air si cher à tous les coeurs provençaux
O Magali, ma tant amado!
Comme par miracle, la foule s'ouvrit sur mon passage et je parvins triomphalement jusqu'à l'estrade toujours chantant. Arrivée près de notre cher .poète, devant le public attentif, je continuai avec enthousiasme tous les chants populaires que je connaissais.
La multitude vibrante reprenait mes refrains, j'étais hors de moi ; j'aurais voulu remplir la terre entière de ma voix.
A la fin, à bout de forces, je m'arrêtai. Mistral m'adressa la parole. Son discours, dans la langue chaleureuse de notre Midi résonna comme un chant de bénédiction.
- Comme tu le fais bien, ma fille ! Tu es venue de la montagne comme un torrent avec toute l'âme de ta race vigoureuse. Sois bénie !
Je n'oublierai jamais ce jour entre les jours. Toutes les nations de l'Europe avaient envoyé leurs poètes. Tous les peuples avaient apporté leur hommage au barde de la Provence. Seul, le gouvernement français n'était pas représenté... Il n'importe ! Le coeur de la France était là.
***

Emma Calvé à Montréal

Enfin nous voici installés pour quinze jours! Après tant de voyages trépidants, de départs hâtifs, on va pouvoir respirer un peu, sans bouger.

Comme on sent l'atavisme français dans ce pays! D'abord on parle notre langue, ainsi qu'en Louisiane. Aux enseignes des magazins, on lit les noms de Lanouette, Lenormand, Durand, Lamoureux.

Avec les camarades français de la troupe, nous venons de chanter Faust et Carmen. Succès éclatant pour les oeuvres de la Mère Patrie, qui rejaillit sur nous tous.

La neige brille au soleil sur le mont très boisé qui domine la ville et dont les bords se reflètent dans les eaux lumineuses du Saint-Laurent, un des plus merveilleux et des plus larges fleuves du monde. Tentée par cette belle journée d'hiver, j'étais sortie pour une longue promenade dans le parc royal... M'étant égarée, j e m'adressai à un homme qui taillait des haies, et lui demandai mon chemin en anglais. Il me répondit, dans le plus pur accent bas-normand
« Tout dré, ma belle dame, » et clignant de l'oeil « Vous êtes Françoise, moi itou! Votre Galache vous espère derrière moué, tout dré! »
Je lui demande depuis combien de temps il habite le Canada.
« Ma Fine, c'est-y le grand-père de mon grand-père ou de ma grand'mère qu'est venu, il y a plus de cent nonante années. P'être ben qu'oui, p'être ben que non! Je sais point; ce que je savons ben, c'est que nous sommes toujours Français de coeur et, chez nous, les enfants parlent comme moué. Ah! nous n'oublions pas plus la France que le Bon Dieu. »
Le brave homme ! j'aurais pu l'embrasser, tant j'étais émue.
La statue du marquis de Montcalm-Saint-Véran, général français qui lutta victorieusement contre les Anglais en 1750, orne la plus belle place de la ville. Il fut tué en 1759, devant Québec. Hier, au moment de partir pour New-York, je vais réclamer à la poste centrale une lettre recommandée, parvenue en mon absence de l'hôtel. - Ayant oublié mes papiers d'identité, l'employé refuse de me donner la missive.

Je vous assure, monsieur, que je suis bien Emma Calvé.-
La cantatrice, dit-il d'un air de doute - et me toisant - vous ne lui ressemblez guère.
Et s'adressant à son compagnon, sotto voce- J'ai entendu hier soir Carmen. Calvé est bien plus jolie.-
Monsieur, je suis ravie d'être plus à mon avantage de loin que de près ; pour une artiste, c'est l'essentiel. Mais j'espère vous démontrer que ma voix ne change pas et qu'à la ville, elle est aussi bien qu'à la scène.Et là-dessus, j'entonne la Habanera.
- Ah ! dit l'employé en riant, c'est la meilleure,la plus sûre des preuves.Et j'ai eu ma lettre.

***

Quitter les choses avant qu'elles ne nous quittent

Célébration du Centenaire de Georges Bizet. 27 novembre 1938.

On donnait hier soir Carmen à l'Opéra-Comique. Le Tout-Paris y assistait. J'ai éprouvé une bien grande émotion en écoutant ce rôle que j'ai chanté plus de trois mille fois dans le monde entier, et j'ai applaudi mes camarades avec tout mon coeur d'artiste, ainsi que l'avait fait la grande créatrice Galli Marie lorsqu'elle vint me féliciter à la millième de Carmen à Paris, en 1907. Après dix années d'une retraite que je croyais définitive, les journaux publient en des articles fort élogieux les succès de ma longue carrière. On me fait parler à la radio, on réédite les disques de ma voix, on me propose de faire du cinéma !

On me désensevelit positivement. C'est triste et doux tout à la fois. Ce passé me semble si lointain. Autant d'âmes multiples, jolis masques au travers desquels je revois un visage jeune, triomphant, qui me semble être celui d'une amie défunte... avec ma mentalité d'aujourd'hui, je ne me reconnais plus... Mon enfance me semble plus proche.

Il y a une sorte de beauté dans la vieillesse acceptée bellement, à l'heure où le passé nous écrase.
J'ai hâte de revenir dans mon Aveyron, de revoir ma montagne pleine de soleil, parfumée de lavande où dans la solitude, avec de bons livres - nos meilleurs amis - loin du bruit, loin du monde... je m'oublie. Cependant la fidèle compagne de toute ma vie - ma voix - qui ne peut se résigner au silence, s'envole parfois ; alors je fredonne comme mes aïeules, pour moi seule, les chants que j'ai chantés pour le monde entier. Maintenant que le public connaît ma vie je lui laisse le soin d'en écrire le dernier chapitre. Je me souhaite que ce soit le plus tard possible. Pour clore le Livre de ma Vie, ces vers de notre cher poète rouergat, Fabié, exprimeront mieux que je ne saurais le faire toute ma pensée

Si vous avez semé votre âge le plus beau
Sur les mille chemins où l'orgueil vous entraîne
Le pays vous fera la vieillesse sereine
Et l'ombre du clocher est si douce au tombeau.

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