Existe-t-il un inconscient écologique?

Hélène Laberge

Adaptation par Hélène Laberge d'un article du New York Times, janvier 2010: « Is there an ecological Unconscious? »
 L'auteur, Daniel B. Smith, occupe la chaire d'anglais de Crichtlow au collège de New Rochelle.

Le philosophe Glenn Albrecht, professeur de développement durable à l'université Murdoch de Perth et ancien activiste qui dénonça dans la presse les industries fossiles d'Australie, est l'un des penseurs de l'écopsychologie qui s'intéresse à l'existence d'un inconscient écologique.

Le drame de l'Upper Hunter Valley fournit à Albrecht l'occasion d'approfondir ses recherches. Il y a une vingtaine d'années, les résidents de cette luxuriante vallée située au Sud Est de l'Australie jouissaient d'un climat et d'un environnement qui lui ont valu le surnom de Toscane du Sud. Une oasis pour la culture de l'alfalfa et l'élevage des vaches laitières. Jusqu'à ce qu'une exploitation massive de mines de charbon à ciel ouvert transforme complètement la vallée: une poussière dense et collante s'est abattue sur les toits des maisons, les récoltes et les animaux. Rivières et ruisseaux ont été pollués par les produits chimiques qui y furent rejetés à quoi s'ajoute une autre source de pollution: le ronronnement obsédant des camions de transport.

Les résidents ont fait appel à Albrecht qui est allé constater sur place leur détresse. Ils avaient perdu ce sentiment pacifiant que procure l'appartenance à un lieu de vie naturel dont on jouit depuis sa naissance ou que l'on a choisi.

On connaissait la souffrance des personnes déplacées par des catastrophes ou par des décisions administratives (les aborigènes par exemple transportés dans un territoire éloigné). Mais qu'en est-il de la souffrance des personnes subissant la transformation brutale de leur environnement? Selon Albrecht cette souffrance est plus profonde que celle provoquée par des conditions difficiles. C'est un état psychologique jusque-là méconnu et qu'il décrit comme  une solastalgia. Un mot qu'il a créé à partir du latin solacium (confort)et du grec algia (douleur). Une nostalgie, une détresse née non pas de la séparation d'avec son milieu de vie mais de sa dégradation.

Solastalgia: ce mot commence à se répandre; il désigne entre autres la souffrance ressentie par les Inuit faisant face aux changements climatiques de leur environnement. Et également, celle des habitants de la Nouvelle Orléans lorsqu'ils retournèrent vivre dans leur ville ravagée par Katrina. (On sait maintenant que de nombreux résidents moururent rapidement lorsque déportés un peu partout aux États-Unis). La dégradation de l'environnement à l'échelle planétaire est telle que cette solastalgia est ressentie plus ou moins dans l'ensemble du monde. La question qui se pose: quelle est la profondeur de cette souffrance, de cette rupture d'avec l'appartenance pacifiante à son milieu de vie? Quel est le lien entre la bonne santé de la nature et celle de l'esprit? Il existe un lien entre le comportement des humains et les façons de penser qui contribuent au réchauffement planétaire. Comment amener les victimes à agir sur la dégradation de la nature? Comment les aider à surmonter leurs barrières intérieures, leur sentiment d'impuissance, de tristesse, d'anxiété, de désespoir, de torpeur?

Ces questions, Thomas Doherty, psychologue clinicien à Portland, Oregon, se les pose dans son livre: Sustainable Self. Ce paradigme est révolutionnaire en psychologie clinique. Freud a montré que les névroses résultent d'un refoulement des instincts sexuels et agressifs. Les écopsychologues sont d'avis que la souffrance, l'anxiété, le désespoir sont les conséquences du refoulement d'instincts écologiques profonds. La psychologie depuis Freud a évolué de la façon suivante: elle a fondé ses traitements d'abord en mettant l'accent 1. sur les forces intra psychiques, 2. sur les forces interpersonnelles; 3. sur les systèmes des familles et des individus 4. sur les systèmes sociaux, race, sexe, classes sociales. Et maintenant, la planète entière souffre de la dégradation de l'environnement. Mais Doherty montre que les humains possédant un solide moi, bien nourri de liens harmonieux avec leur entourage familial et social, avec la nature, peuvent faire fond sur eux-mêmes pour réagir.

Dès les années 1990, Theodore Rosz reprochait à la psychologie de négliger le lien primitif de l'homme avec la nature tel qu'on en retrouvait les données empiriques dans le folklore des tribus amérindiennes. La biologiste Lynn Margulis et l'anthropologue Wade Davis ont aussi souligné l'influence de l'environnement sur les perceptions humaines. On retrouve dans le Bouddhisme, le Romantisme du siècle précédent (et ajouterons-nous, dans de nombreuses cultures orientales) toute une philosophie du lien de l'homme avec la nature.

Aux USA, le biologiste E.O. Wilson en 1984 évoquait chez l'être humain « une tendance innée à être centré sur la vie et les processus vitaux. » Il s'en est suivi que la psychologie s'est intéressée aux aspects pathologiques de cette relation. Les désordres causés par le déficit de la Nature sont l'écoanxiété, l'écoparalysie: Albrecht les appelle « syndromes psychoterratiques ». Et Roszak parle d' inconscient écologique. Mais attention également aux pathologies des écologistes eux-mêmes. À force d'être confrontés aux problèmes environnementaux, certains risquent de sombrer dans une obsession qui les éloigne de leur milieu relationnel.

Un thérapeute, Doherty, vivant dans un environnement vert de la côte Ouest, représente bien les écopsychologues. C'est le livre de Roszak Voice of the Earth qui l'a conduit à ce paradigme. Entre autres causes, c'est le caractère dualiste de l'empirisme (séparation du corps et de l'esprit) qui a permis à la société de donner libre cours à la destruction du monde. Sans pour autant négliger les propres dualismes de l'écopsychologie dont une simplification du monde par les premiers écopsychologues. Vous étiez vert ou non. Vous étiez sain ou non. La santé mentale dépend aussi des valeurs, des choix et de la culture. Considérant qu'il appartient à la deuxième vague des écopsychologues, Doherty se donne pour mission « de trancher la tête de ce système binaire! »

À la thérapie classique il ajoute une évaluation du rapport du sujet avec son environnement: est-il compliqué ou exacerbé; inhibé ou conflictuel, sain et normatif; quel est son niveau de consommation et son empreinte écologique? Si la santé d'un individu et celle de la planète sont interreliées, il faut toutefois se garder d'idéaliser la nature, laquelle peut être aussi dure et inhospitalière qu'enveloppante et douce.

D'autres questions se posent en rapport avec les recherches de Roszak: Le contact avec la nature optimise-t-il les fonctions de l'esprit? Les vies sans relation avec la nature sont-elles appauvries sur le plan du fonctionnement et de l'épanouissement humain? Roszak désigne sous le nom de soliphilia cette force psychologique qui repose sur de solides valeurs et qui rend possible le développement durable. Il existe une équation entre la santé mentale et la santé écologique, cette pulsion d'établir une relation avec la nature.

Comment finalement regagner le sens du rapport avec la nature ? Il faut établir des standards, ce à quoi travaille Doherty. Bateson dit que cette écopsychologie corrige une erreur dans la perception de l'esprit qu'on a séparé du corps. Mais pour comprendre une totalité, il faut expliquer ce qui a été rompu.

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