La création selon Platon

Platon
«Tout ce qui a commencé doit être corporel, visible et tangible. Or, rien n'est visible sans feu, ni tangible sans quelque chose de solide, ni solide sans terre. Dieu commença donc par composer le corps de l'univers de feu et de terre. Mais il est impossible à deux choses de bien se joindre l'une à l'autre, sans une troisième : il faut qu'il y ait au milieu un lien qui rapproche les deux bouts et le plus parfait lien est celui qui de lui-même et des choses qu'il unit, fait un seul et même tout. La proportion atteint parfaitement ce but. Car, lorsque de trois nombres, soit trois masses ou trois forces quelconques, le moyen est au dernier ce que le premier est moyen et au premier ce que le dernier est au moyen, et si le moyen devient le premier et le dernier, et que le premier et le dernier deviennent les moyens, il arrive nécessairement que tout est le même, et que tout étant dans le même rapport, tout est un comme auparavant. Par conséquent, si le corps de l'univers n'avait dû être qu'une surface sans profondeur, un seul milieu aurait suffi pour lier ses extrêmes et lui donner de l'unité à elle-même. Mais, comme il devait être un corps solide, et que les corps solides ne se joignent jamais ensemble par un seul milieu, mais par deux, Dieu plaça l'eau et l'air entre le ciel et la terre, et ayant établi entre tout cela autant qu'il était possible des rapports d'identité, à savoir que l'air fût à l'eau ce que le feu est à l'air, et l'eau à la terre ce que l'air est à l'eau, il a, en enchaînant ainsi toutes les parties, composé ce monde visible et tangible. C'est de ces quatre éléments réunis de manière à former une proportion, qu'est sortie l'harmonie du monde, l'amitié qui l'unit si intimement que rien ne peut le dissoudre, si ce n'est celui qui a formé ses liens. L'ordre du monde est composé de ces quatre éléments pris chacun dans sa totalité: Dieu a composé le monde de tout le feu, de toute l'eau, de tout l'air et de toute la terre; et il n'a laissé en dehors aucune partie ni aucune force de ces éléments, d'abord afin que l'animal entier fût aussi parfait que possible, étant composé de parties parfaites; ensuite afin qu'il fût un, n'y ayant rien de reste dont aurait pu naître quelque autre chose de semblable; en dernier lieu afin qu'il fût exempt de vieillesse et de maladie; car Dieu savait que la nature des corps composés est telle que le froid, la chaleur et tous les agents extérieurs, en s'y appliquant à contre-temps, les dissolvent, amènent la décrépitude et les maladies, et les font périr.

Voilà le motif et le raisonnement qui firent faire à Dieu des différents touts un tout unique, parfait, exempt de vieillesse et de maladie. Dieu donna au monde la forme la plus convenable et la plus appropriée à sa nature; or la forme la plus convenable à l'animal qui devait renfermer en soi tous les autres animaux ne pouvait être que celle qui renferme en elle toutes les autres formes. C'est pourquoi, jugeant le semblable infiniment plus beau que le dissemblable, il donna au monde la forme sphérique, ayant partout les extrémités également distantes du centre, ce qui est la forme la plus parfaite et la plus semblable à elle-même. Il polit toute la surface de ce globe avec le plus grand soin, par plusieurs raisons; ce monde n'avait besoin ni d'yeux ni d'oreilles, par ce qu'il ne restait en dehors rien à voir ni rien à entendre; il n'y avait pas non plus autour de lui d'air à respirer; il n'avait besoin d'aucun organe pour la nutrition, ni pour rejeter les aliments digérés; car il n'y avait rien à rejeter ni rien à prendre. Non; il est fait pour se nourrir de ses pertes propres, et toutes ses actions, toutes ses affections lui viennent de lui-même et s'y renferment; car l'auteur du monde estima qu'il vaudrait mieux que son ouvrage se suffit à lui-même, que d'avoir besoin de secours étranger. De même, il ne jugea pas nécessaire de lui faire des mains, parce qu'il n'y avait rien à saisir ni rien à repousser; et il ne lui fit pas non plus de pieds, ni rien de ce qu'il faut pour la marche; mais il lui donna un mouvement propre à la forme de son corps, et qui, entre les sept mouvements, appartient principalement à l'esprit et à l'intelligence. Faisant tourner le monde constamment sur lui-même et sur un même point, Dieu lui imprima ainsi le mouvement de rotation, et lui ôta les six autres mouvements, ne voulant pas qu'il fut errant à leur gré. Le monde enfin, n'ayant pas besoin de pieds, pour exécuter ce mouvement de rotation, il le fit sans pieds et sans jambes.

C'est ainsi que le Dieu, qui existe de tous temps, avait conçu le Dieu qui devait naître; il le polit, l'arrondit de tous côtés, plaça ses extrémités à égale distance du centre, en forma un tout, un corps parfait composé de tous les corps parfaits; puis il mit l'âme au milieu, l'épandit partout, en enveloppa le corps; et ainsi il fit un globe tournant sur lui-même, un monde unique, solitaire, se suffisant par sa propre vertu, n'ayant besoin de rien autre que soi, se connaissant et s'aimant lui-même. De cette manière il produisit un Dieu bienheureux.

Mais Dieu ne fit pas l'âme la dernière, selon l'ordre que nous avons suivi dans notre exposition; car, en unissant l'âme au corps, il n'eût jamais permis que le plus vieux obéit au plus jeune. Mais nous qui participons beaucoup du hasard, nous parlons ainsi à peu près au hasard. Dieu fit l'âme supérieure au corps, tant en âge qu'en vertu, pour qu'elle sût lui commander et devenir sa maîtresse. Voici de quoi et comment il la fit. Avec la substance indivisible et toujours la même, et avec la substance divisible et corporelle, il composa une troisième espèce de substance, intermédiaire entre la nature de ce qui est le même et celle de ce qui est divers, et il l'établit au milieu du divisible et de l'indivisible. De ces trois substances il fit un seul tout, en combinant violemment la nature intraitable de ce qui est divers avec ce qui est le même; et quand il eût mêlé le divisible et l'indivisible avec la substance intermédiaire, et de ces trois choses formé un tout unique, il divisa ce tout en autant de parties qu'il était convenable, et chacune se trouva contenir du même, du divers et de la substance intermédiaire. Voici comment il opéra cette division: d'abord il ôta du tout une partie, puis une seconde partie double de la première, une troisième valant une fois et demie la seconde et trois fois la première, une quatrième double de la seconde, une cinquième triple de la troisième, une sixième octuple de la première, une septième valant la première vingt-sept fois. Cela, fait, il remplit les intervalles doubles et triples, en enlevant au tout encore d'autres parties qu'il plaça de manière à ce qu'il y eût dans chaque intervalle deux moyennes, dont la première surpasse une de ses extrêmes et est surpassée par l'autre d'une même partie de chacun d'eux, et dont la seconde surpasse un de ses extrêmes et est surpassée par l'autre d'un nombre égal. Comme de cette insertion de moyens termes résultèrent des intervalles nouveaux tels que chaque nombre valût le précédent augmenté de la moitié, du tiers, du huitième, il remplit tous les intervalles d'un plus un tiers par des intervalles d'un plus un huitième, laissant de côté dans chaque intervalle d'un plus un tiers une partie telle que le dernier nombre inséré fût au nombre suivant dans le rapport de deux cent cinquante-six à deux cent quarante-trois. C'est ainsi que le premier mélange, dont il retrancha ces parties, se trouva complètement employé. Il coupa ensuite toute cette composition nouvelle en deux dans le sens de la longueur, plaça les deux portions de cette ligne sur le milieu l'une de l'autre, comme dans la lettre X, les courba en cercle, unit les deux extrémités de chacune entre elles et à celles de l'autre dans le point opposé à leur intersection, et leur imprima le mouvement du cercle, mouvement toujours le même et s'exécutant sur un même point. ll fit un de ces cercles extérieur et l'autre intérieur, appelant mouvement extérieur celui du même et intérieur celui du divers. Le mouvement du même, il l'inclina de côté, vers la droite, et le mouvement du divers il le dirigea suivant la diagonale, vers la gauche; il donna la supériorité au mouvement du même et du semblable; car il le laissa seul indivisible; tandis que, divisant en six parties le mouvement intérieur, il fit sept cercles inégaux, avec des intervalles doubles et triples, trois de chaque espèce, et il assigna à ces cercles des mouvements contraires, dont trois de la même vitesse, les quatre autres inégaux en vitesse, tant entre eux qu'aux trois premiers, mais allant tous ensemble harmonieusement.

L'auteur du monde ayant achevé à son gré la composition de l'âme, il construisit au-dedans d'elle tout ce qui est corporel, et rapprochant l'un de l'autre le centre du corps et celui de l'âme, il les unit ensemble; et l'âme infuse partout, depuis le milieu jusqu'aux extrémités, et enveloppant le monde circulairement, introduisit, en tournant sur elle-même, le divin commencement d'une vie perpétuelle et bien ordonnée pour toute la suite des temps. Le corps du monde est visible; l'âme est invisible, elle participe de la raison et de l'harmonie des êtres intelligibles et éternels, et elle est la plus parfaite des choses qu'ait formées l'être parfait Or, puisqu'elle se compose de la nature du même, de celle du divers et de la substance intermédiaire; qu'elle est à la fois divisée et unie selon une certaine proportion et qu'elle revient circulairement sur elle-même, il est évident qu'en rencontrant quelque chose de la substance indivisible, elle déclare, par le mouvement qui se fait dans l'étendue de son être, à quoi ce quelque chose est identique et de quoi il diffère, pourquoi, où, quand et de quelle manière il arrive que ce quelque chose existe ou soutient quelques rapports avec les choses particulières ou sujettes à la génération et avec celles qui sont toujours les mêmes. La raison dont la vérité consiste dans son rapport avec ce qui est le même, peut avoir pour objet et le même et le divers; et quand, dans les mouvements auxquels elle se livre sans voix et sans écho, elle entre en rapport avec ce qui est sensible, et que le cercle de ce qui est divers, dans sa marche régulière, apporte à l'âme entière des nouvelles de son monde, alors naissent des opinions et des croyances stables et vraies. Mais quand la raison a pour objet ce qui est rationnel, et que le cercle de ce qui est le même, révolu à propos, le découvre à l'âme, l'intelligence et la connaissance s'accomplissent nécessairement. Quant à savoir où ces choses se passent, quiconque dira que c'est ailleurs que dans l'âme, celui-là dira tout autre chose que la vérité.»

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