De la communication des idées

Jean le Rond d'Alembert
La science de la communication des idées ne se borne pas à mettre de l'ordre dans les idées mêmes; elle doit apprendre encore à exprimer chaque idée de la manière la plus nette qu'il est possible, et par conséquent à perfectionner les signes qui sont destinés à la rendre: c'est ainsi ce que les hommes ont fait peu à peu. Les langues, nées avec les sociétés, n'ont sans doute été d'abord qu'une collection assez bizarre de signes de toute espèce, et les corps naturels qui tombent sous nos sens ont été en conséquence les premiers objets que l'on ait désignés par des noms. Mais, autant qu'il est permis d'en juger, les langues dans cette première formation, destinées à l'usage le plus pressant, ont dû être fort imparfaites, peu abondantes, et assujetties à bien peu de principes certains, et les arts ou les sciences absolument nécessaires pouvaient avoir fait beaucoup de progrès lorsque les règles de la diction et du style étaient encore à naître. La communication des idées ne souffrait pourtant guère de ce défaut de règles, et même de la disette des mots; ou plutôt elle n'en souffrait qu'autant qu'il était nécessaire pour obliger chacun des hommes à augmenter ses propres connaissances par un travail opiniâtre, sans trop se reposer sur les autres. Une communication trop facile peut tenir quelquefois l'âme engourdie et nuire aux efforts dont elle serait capable. Qu'on jette les yeux sur les prodiges des aveugles-nés et des sourds et muets de naissance, on verra ce que peuvent produire les ressorts de l'esprit, pour peu qu'ils soient vifs et mis en action par des difficultés à vaincre.

Cependant la facilité de rendre et de recevoir des idées par un commerce mutuel ayant aussi de son côté des avantages incontestables, il n'est pas surprenant que les hommes aient cherché de plus en plus à augmenter cette facilité. Pour cela ils ont commencé par réduire les signes aux mots, parce qu'ils sont, pour ainsi dire, les symboles que l'on a le plus aisément sous la main. De plus, l'ordre de la génération des mots a suivi l'ordre des opérations de l'esprit: après les individus, on a nommé les qualités sensibles, qui, sans exister par elles-mêmes, existent dans ces individus, et sont communes à plusieurs; peu à peu l'on est enfin venu à ces termes abstraits, dont les uns servent à lier ensemble les idées, d'autres à désigner les propriétés générales des corps, d'autres à exprimer des notions purement spirituelles. Tous ces termes, que les enfants sont si longtemps à apprendre, ont coûté sans doute encore plus de temps à trouver. Enfin, réduisant l'usage des mots en préceptes, on a formé la grammaire, que l'on peut regarder comme une des branches de la logique. Éclairée par une métaphysique fine et déliée, elle démêle les nuances des idées, apprend à distinguer ces nuances par des signes différents, donne des règles pour faire de ces signes l'usage le plus avantageux, découvre souvent, par cet esprit philosophique qui remonte à la source de tout, les raisons du choix bizarre en apparence qui fait préférer un signe à un autre, et ne laisse enfin à ce caprice national qu'on appelle usage que ce qu'elle ne peut absolument lui ôter.

Les hommes, en se communiquant leurs idées, cherchent aussi à se communiquer leurs passions. C'est par l'éloquence qu'ils y parviennent. Faite pour parler au sentiment, comme la logique et la grammaire parlent à l'esprit, elle impose silence à la raison même, et les prodiges qu'elle opère souvent entre les mains d'un seul sur toute une nation sont peut-être le témoignage le plus éclatant de la supériorité d'un homme sur un autre. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on ait cru suppléer par des règles à un talent si rare. C'est à peu près comme si on eût voulu réduire le génie en préceptes. Celui qui a prétendu le premier qu'on devait les orateurs à l'art, ou n'était pas du nombre, ou était bien ingrat envers la nature. Elle seule peut créer un homme éloquent; les hommes sont le premier livre qu'ils doivent étudier pour y réussir, les grands modèles sont le second; et tout ce que ces écrivains illustres nous ont laissé de philosophique et de réfléchi sur le talent de l'orateur, ne prouve que la difficulté de leur ressembler. Trop éclairés pour prétendre ouvrir la carrière, ils ne voulaient sans doute qu'en marquer les écueils. A l'égard de ces puérilités pédantesques qu'on a honorées du nom de rhétorique, ou plutôt qui n'ont servi qu'à rendre ce nom ridicule, et qui sont à l'art oratoire ce que la scolastique est à la vraie philosophie, elles ne sont propres qu'à donner de l'éloquence l'idée la plus fausse et la plus barbare. Cependant, quoiqu'on commence universellement à en reconnaître l'abus, la possession où elles sont depuis longtemps de former une branche distinguée de la connaissance humaine ne permet pas encore de les en bannir: pour l'honneur de notre discernement, le temps en viendra peut-être un jour.

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