La passion de collectionneur de Sylvain Pons

Honoré de Balzac
Envoyé par l'Etat à Rome, pour devenir un grand musicien, Sylvain Pons en avait rapporté le goût des antiquités et des belles choses d'art. Il se connaissait admirablement en tous ces travaux, chefs-d'oeuvre de la main et de la Pensée, compris depuis peu dans ce mot populaire, le Bric-à-Brac. Cet enfant d'Euterpe revint donc à Paris, vers 1810, collectionneur féroce, chargé de tableaux, de statuettes, de cadres, de sculptures en ivoire, en bois, d'émaux, porcelaines, etc., qui, pendant son séjour académique à Rome, avaient absorbé la plus grande partie de l'héritage paternel, autant par les frais de transport que par les prix d'acquisition. Il avait employé de la même manière la succession de sa mère durant le voyage qu'il fit en Italie, après ces trois ans officiels passés à Rome. Il voulut visiter à loisir Venise, Milan, Florence, Bologne, Naples, séjournant dans chaque ville en rêveur, en philosophe, avec l'insouciance de l'artiste qui, pour vivre, compte sur son talent, comme les filles de joie comptent sur leur beauté. Pons fut heureux pendant ce splendide voyage autant que pouvait l'être un homme plein d'âme et de délicatesse, à qui sa laideur interdisait des succès auprès des femmes, selon la phrase consacrée en 1809, et qui trouvait les choses de la vie toujours au-dessous du type idéal qu'il s'en était créé; mais il avait pris son parti sur cette discordance entre le son de son âme et les réalités. (…)

Enfin, il trouva dans les plaisirs du collectionneur de si vives compensations à la faillite de la gloire, que s'il lui eût fallu choisir entre la possession de ses curiosités et le nom de Rossini, le croirait-on ? Pons aurait opté pour son cher cabinet. Le vieux musicien pratiquait l'axiome de Chenavard, le savant collectionneur de gravures précieuses, qui prétend qu'on ne peut avoir de plaisir à regarder un Ruysdaël, un Hobbéma, un Holbein, un Raphaël, un Murillo, un Greuze, un Sébastien del Piombo, un Giorgione, un Albert Durer, qu'autant que le tableau n'a coûté que cinquante francs. Pons n'admettait pas d'acquisition au-dessus de cent francs ; et, pour qu'il payât un objet cinquante francs, cet objet devait en valoir trois mille. La plus belle chose du monde, qui coûtait trois cents francs, n'existait plus pour lui. Rares avaient été les occasions, mais il possédait les trois éléments du succès: les jambes du cerf, le temps des flâneurs et la patience de l'israélite.

Ce système, pratiqué pendant quarante ans, à Rome comme à Paris, avait porté ses fruits. Après avoir dépensé, depuis son retour de Rome, environ deux mille francs par an, Pons cachait à tous les regards une collection de chefs-d'oeuvre en tout genre dont le catalogue atteignait au fabuleux numéro 1907. De 1811 à 1816, pendant ses courses à travers Paris, il avait trouvé pour dix francs ce qui se paye aujourd'hui mille à douze cents francs. C'était des tableaux triés dans les quarante-cinq mille tableaux qui s'exposent par an dans les ventes parisiennes; des porcelaines de Sèvres, pâte tendre, achetées chez les Auvergnats, ces satellites de la Bande-Noire, qui ramenaient sur des charrettes les merveilles de la France-Pompadour. Enfin, il avait ramassé les débris du dix-septième et du dix-huitième siècle, en rendant justice aux gens d'esprit et de génie de l'école française, ces grands inconnus, les Lepautre, les Lavallée-Poussin, etc., qui ont créé le genre Louis XV, le genre Louis XVI, et dont les oeuvres défraient aujourd'hui les prétendues inventions de nos artistes, incessamment courbés sur les trésors du Cabinet des Estampes pour faire du nouveau en faisant d'adroits pastiches. Pons devait beaucoup de morceaux à ces échanges, bonheur ineffable des collectionneurs! Le plaisir d'acheter des curiosités n'est que le second, le premier c'est de les brocanter. Le premier, Pons avait collectionné les tabatières et les miniatures. Sans célébrité dans la Bricabraquologie, car il ne hantait pas les ventes, il ne se montrait pas chez les illustres marchands, Pons ignorait la valeur vénale de son trésor. Feu Dusommerard avait bien essayé de se lier avec le musicien; mais le prince du Bric-à-Brac mourut sans avoir pu pénétrer dans le musée Pons, le seul qui pût être comparé à la célèbre collection Sauvageot. Entre Pons et monsieur Sauvageot, il se rencontrait quelques ressemblances. Monsieur Sauvageot, musicien comme Pons, sans grande fortune aussi, a procédé de la même manière, par les mêmes moyens, avec le même amour de l'art, avec la même haine contre ces illustres riches qui se font des cabinets pour faire une habile concurrence aux marchands. De même que son rival, son émule, son antagoniste pour toutes ces oeuvres de la Main, pour ces prodiges du travail, Pons se sentait au coeur une avarice insatiable, l'amour de l'amant pour une belle maîtresse, et la revente, dans les salles de la rue des Jeûneurs, aux coups de marteau des commissaires priseurs, lui semblait un crime de lèse Bric-à-Brac. Il possédait son musée pour en jouir à toute heure, car les âmes créées pour admirer les grandes oeuvres ont la faculté sublime des vrais amants; ils éprouvent autant de plaisir aujourd'hui qu'hier, ils ne se lassent jamais, et les chefs-d'oeuvre sont, heureusement, toujours jeunes. Aussi l'objet tenu si paternellement devait-il être une de ces trouvailles que l'on emporte, avec quel amour! amateurs, vous le savez!

Aux premiers contours de cette esquisse biographique, tout le monde va s'écrier: "- Voilà, malgré sa laideur, l'homme le plus heureux de la terre!" En effet, aucun ennui, aucun spleen ne résiste au moxa qu'on se pose à l'âme en se donnant une manie. Vous tous qui ne pouvez plus boire à ce que, dans tous les temps, on a nommé la coupe du plaisir, prenez à tâche de collectionner quoi que ce soit (on a collectionné des affiches!), et vous retrouverez le lingot du bonheur en petite monnaie. Une manie, c'est le plaisir passé à l'état d'idée! Néanmoins, n'enviez pas le bonhomme Pons, ce sentiment reposerait, comme tous les mouvements de ce genre, sur une erreur.

(…)

Cet artiste, doué d'une âme tendre, rêveuse, délicate, forcé d'accepter le caractère que lui imposait sa figure, désespéra d'être jamais aimé. Le célibat fut donc chez lui moins un goût qu'une nécessité. La gourmandise, le péché des moines vertueux, lui tendit les bras; il s'y précipita comme il s'était précipité dans l'adoration des oeuvres d'art et dans son culte pour la musique. La bonne chère et le Bric-à-Brac furent pour lui la monnaie d'une femme; car la musique était son état, et trouvez un homme qui aime l'état dont il vit ? À la longue, il en est d'une profession comme du mariage, on n'en sent plus que les inconvénients.

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