L’image du Diable - Une mise au point Hitchcockienne de Brian De Palma

Jean-Philippe Costes

 
















Brian De Palma (cliquez ici pour consulter le Dossier Biographique)
 

            Il est le Totem des méchants et le Tabou des gentils. Il hante les jours des grands et les nuits des petits. Il habite le Coran, la Torah, l’Ancien et le Nouveau Testament. Il est l’étoile noire d’une constellation d’essais, de séries, de films et de romans. Il personnifie les inclinations les plus scandaleuses. Il concentre, sur son être abhorré, le feu de toutes les critiques. Contre lui, haine et colère sont pleinement légitimes. Il est, triste tropisme, l’exutoire favori de l’Humanité. Qui est pourtant cet odieux individu que l’on appelle familièrement le Diable ? En vérité, il nous est largement inconnu. Nos peurs mêlées à ses ignominies l’entourent d’un brouillard impénétrable. Nous sommes certes en mesure de l’imaginer. A défaut d’avoir le courage de le défier du regard, nous disposons de mille icônes pour le représenter[1]. Nous le voyons malodorant et velu, portant rictus malveillant, cornes de bouc, trident, queue en pointe et sabots de satyre. Cependant, notre prétendue science n’est que pur fantasme. Elle relève de l’obscurantisme et non, de la connaissance authentique. Pour preuve, nous ne sommes pas capables de nommer avec précision celui que la Tradition, enracinée dans les cultes religieux, a élevé au grade de chef suprême des démons[2]. Le sinistre Généralissime répond-il à Belzébuth, à Méphistophélès, à Bélial, à Chaytan ou à quelque autre sobriquet ? Nul ne se risquerait à la moindre affirmation. Ainsi, l’invraisemblable se mue en certitude : notre meilleur ennemi est pour nous un sujet d’ignorance. 

 

 

 




 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Diable tel que l’Homme se le représente

 

           Quelques artistes ont fait vœu de nous éclairer en ce domaine qui, au-delà de la Spiritualité, constitue l’un des fondements de l’Ethique. Alfred Hitchcock est assurément le plus célèbre d’entre eux. Du début à la fin de sa longue et remarquable carrière, le cinéaste Britannique s’est employé à libérer le Diable de la prison des préjugés. Il est allé à contresens de la pensée commune pour montrer, de films d’espionnage en intrigues policières, que l’Empereur du Vice avait la royale vertu de nous indiquer le chemin à ne pas suivre. Il a osé proclamer que le Pire, suprême contre-exemple, pouvait être une référence[3]. Nombreux sont les imposteurs qui ont feint de suivre les pas de l’illustre prêcheur en singeant sa mise en scène et en exhibant le Mal, comme un vulgaire forain expose une âme avilie dans le but d’en tirer un profit facile. Rares en revanche sont ceux qui se sont pénétrés de son enseignement et ont mérité, par voie de conséquence, d’être considérés comme des disciples. Brian De Palma fait partie de ce petit cercle de privilégiés. En effet, le réalisateur Américain ne considère pas le Souverain des Enfers comme un acteur providentiel dont la vocation se limiterait à sauver, par ses sombres exploits et sa notoriété, des scenarii de peu d’envergure. Il fait de lui la substance même de son Cinéma. Le fantôme du Paradis (Phantom of the Paradise), L’esprit de Caïn (Raising Cain), Snake Eyes mais aussi, Outrages (Casualties of War), Furie (The Fury), Pulsions (Dressed to Kill) et Mission: Impossible fleurent ainsi l’odeur méphitique de la plus honnie de toutes les créatures terrestres[4]. Ces films aux titres évocateurs ont par ailleurs en commun de mettre en scène des êtres profondément nocifs. Ils retracent invariablement l’itinéraire chaotique de débauchés, de psychopathes et d’assassins. Parfois, ils délaissent le domaine de la Fiction pour conter les méfaits de monstres réels. Tel est le cas des Incorruptibles (The Untouchables), portrait saisissant de l’homme qui fut et demeure le symbole du Crime : Al Capone (Robert De Niro)[5]. Tout, chez De Palma, porte le sceau brûlant de celui que Latins et Grecs appelaient « le Calomniateur »[6]. Que sont par exemple le noir des nuits sans lune de Blow Out ou de Body Double et le rouge vif des décors du Fantôme du Paradis ou de L’impasse (Carlito’s Way) ? Ce sont des marqueurs chromatiques des cauchemars universels. Un élément fait la synthèse de ces couleurs hautement suggestives : le sang. Des carnages d’Outrages aux tueries de Scarface en passant par les menstruations de Carrie, la substance cramoisie jaillit de mille meurtrissures, éclabousse le Public et appose au bas de chaque plan le paraphe de l’Infâme[7]. Un trait caractéristique de Brian De Palma, virtuose de la Technique adulé par ses pairs, vient souligner cette terrible signature. Ce fil conducteur est l’art de trouver les angles de vue les plus propices à la photographie du Mal. Plongées et contre-plongées diffusent ainsi une sensation d’écrasement par des puissances occultes. L’abondance des plans obliques répand le malaise. Tantôt, la caméra virevolte, plane, suit les comédiens, accélère et ralentit brutalement comme le ferait un esprit frappeur[8]. Tantôt, elle devient subjective et permet à l’incube de commettre ses forfaits sans être vu par le Spectateur[9]. Dans tous les cas, l’image est conçue pour exsuder la violence, l’inconfort et l’abjection. Elle mélange l’Imaginaire et le Réel jusqu’à la nausée[10]. Elle se fige et se fait accompagner de mélodies tonitruantes afin de nous frapper d’effroi[11]. Le Diable fait son nid et n’entend pas le quitter. Il a chez De Palma le don d’ubiquité. Il se loge aussi bien dans les détails que dans l’essentiel. Il fréquente, avec une égale perfidie, le premier et l’arrière-plan. L’observateur avisé notera par exemple que Sandra Portinari (Geneviève Bujold), l’héroïne d’Obsession, porte le même patronyme que la femme sublime qui conduit Dante Alighieri à travers les cercles infernaux de la Divine comédie[12]. Il remarquera également que les films de l’auteur de Redacted sont emplis de références à Alfred Hitchcock, expert inégalé du suspense et plus encore, des trames obscures du Démon. Pulsions, son tueur sexuellement détraqué et son agression au couteau perpétré sous une douche sont ainsi des clins d’œil appuyés à Frenzy et à Psychose (Psycho). Snake Eyes, huis-clos fondé sur la technique du plan-séquence, est un hommage à La corde (Rope). Body Double et son voyeur compulsif sont les reflets de Fenêtre sur cour (Rear Window). Quant à Obsession et son intrigue bâtie à partir de deux femmes en tous points ressemblantes, elles renvoient explicitement à Sueurs froides (Vertigo), chef d’œuvre absolu de l’ignominie[13].


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alfred Hitchcock

 

            Conclure de ces similitudes que De Palma n’est que le plagiaire talentueux d’un génie du Septième Art serait pourtant injuste et réducteur. Certes, le cinéaste Hollywoodien ancre son travail dans le fond thématique de son mentor Britannique. Néanmoins, le brillant élève est résolu à se distinguer du Maître. Ses préoccupations sont différentes et par là même, autonomes. Son but n’est pas de réhabiliter le Saint Patron des proscrits, comme l’a fait subtilement le vénérable créateur de La mort aux trousses (North by Northwest). Ce qu’il désire, c’est braquer les projecteurs sur une célébrité que le commun des mortels garde méthodiquement dans l’ombre, c’est effectuer une mise au point sur son image étrangement floue.

 

L’Adversaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 Le fantôme du Paradis (Phantom of the Paradise)

               Dans la langue Hébraïque, nous apprend De Palma en focalisant l’objectif sur son redoutable sujet d’étude, Satan est Haschatan, l’Adversaire. Il est l’Ennemi de Dieu. Il est l’ambitieux consumé par l’envie de gagner sans cesse en puissance et de régner sur la Terre. Tony Montana est l’incarnation de cette volonté farouche. Le malfaiteur insatiable de Scarface ne se définit pas comme un individu ordinaire. C’est un surhomme qui ne rêve que de renverser les lois et les conventions pour arriver au sommet de la hiérarchie sociale. Pour mener à bien ses projets, il défie les limiers les plus fins et les truands les moins miséricordieux. Il brave même les balles de ceux qui le mitraillent[14]. L’assoiffé de Pouvoir se croit invulnérable. Il est convaincu que « le monde lui appartient », comme le dit expressément la banderole qui ceint le globe installé dans le vestibule de son palais pharaonique.


            Lucifer, précise Brian De Palma, n’a toutefois pas pour habitude de revendiquer l’Autorité par la force. Son nom l’indique sans ambiguité : il est « le porteur de lumière », c’est-à-dire, le Titan Prométhéen qui a fait vœu de devenir l’égal du Très-Haut en dérobant le feu sacré de la Connaissance[15]. La trajectoire de Swan (Paul Williams) est le décalque de cette stratégie. Que fait le producteur venimeux de Fantôme du Paradis ? Il bâtit un temple du Rock and Roll baptisé le Paradise, il engage un groupe nommé les Juicy Fruits et, ultime allusion à la Genèse, il fait main basse sur les œuvres du grand compositeur Winslow Leach (William Finley) après l’avoir charmé comme un serpent. En d’autres termes, il tente de créer son propre Eden en volant le Savoir. Cette foi hérétique en les vertus « régicides » de la Science se retrouve chez le Docteur Nix (John Lithgow) et l’agent Childress (John Cassavetes), les principaux protagonistes de L’esprit de Caïn et de Furie. Le premier est un médecin dévoyé qui, après s’être livré à de cruelles expériences sur sa propre progéniture, kidnappe des enfants et les traumatise afin d’analyser l’évolution de leur psychisme. Le second est un fonctionnaire cynique des services secrets Américains, qui enlève le fils d’un collègue pour tirer profit de ses incroyables dons de télépathe. Les deux hommes, en réalité, ne font qu’un. Héritiers de Faust, comme le ténébreux Swan, ils sont prêts à vendre leur âme pour maîtriser la Nature et supplanter, in fine, le Créateur de l’Univers. 











Furie

            En tant qu’adversaire de Dieu, poursuit De Palma avec un sens aigu de la Logique, le Diable est appelé à se comporter comme un adversaire de l’Homme. Il ne représente pas le Bien et ne saurait donc le répandre autour de lui. Il est par essence le propagateur du Mal. Il ne songe qu’à tourmenter ceux qu’il a l’ambition de dominer comme un monarque absolu. Robert Elliott (Michael Caine) est l’une des nombreuses victimes de cette propension à la méchanceté. Prisonnier d’une force aussi mystérieuse que dévastatrice, le héros de Pulsion est déchiré par un conflit intérieur. En lui cohabitent un psychiatre de bonne réputation et une femme lubrique, qui élimine férocement celles qui réveillent le côté masculin de sa personnalité dédoublée. Ainsi va le sadisme de Satan, semble nous souffler le praticien au désespoir. Il ne tolère pas que l’Humanité vive en paix. Il sème la guerre dans son sillage en nous infligeant notre contraire, en associant à tout Docteur Jekyll un Mister Hyde pervers et repoussant. 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

Pulsions

 

            Quand il ne fend pas les esprits pour les rendre schizophrènes, conclut De Palma sur ce funeste chapitre, le Diable inflige la douleur physique et la Mort. Du statut de Diviseur, l’Adversaire passe à celui d’Exécuteur[16]. Tel un Cavalier de l’Apocalypse, il fait profession de massacrer tous ceux qui ont l’inconscience ou l’infortune de se trouver sur sa route. Tony Montana dit « Scarface » et Al Capone, le fossoyeur des Incorruptibles, en administrent la preuve fracassante. Les deux antéchrists belliqueux ont ainsi débuté leur carrière en tant que tueurs à gage. Il ont pris la tête du Syndicat du Crime par l’assassinat et gouvernent exclusivement par la terreur. Les notions de dignité humaine et de respect de la Vie leur sont totalement étrangères. Ce sont des bêtes furieuses, qui ne connaissent d’autre voie que celle de la Barbarie. Tandis que l’un supprime ses congénères comme un boucher abat des animaux, l’autre défonce le crâne de ses complices les moins méritants à coups de batte de base-ball. Il fait dynamiter les bars qui refusent d’acheter son alcool illicite, fût-ce au prix de lourdes pertes chez les femmes et les enfants du voisinage[17]. Il mobilise des légions de coupe-jarrets pour mettre hors d’état de nuire les policiers qui ont la témérité de le combattre au nom de la Loi. Tout est dans ces derniers mots : le Diable est l’adversaire de la quiétude, de l’ordre et de l’unité sur la Terre comme au Ciel. Il a besoin du Chaos pour ériger son trône. Rien ne saurait le détourner de ce Graal maudit. S’il ne peut l’obtenir par la force brute, selon l’inclination de sa nature irrémédiablement violente, il use de la ruse avec une malignité sans limite.

 

Le Malin

           

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Obsession

 

            L’ennemi juré de Dieu et de l’Homme est ainsi le Maître incontesté du Complot. Brian De Palma développe cette idée typiquement Hitchcockienne dans l’ensemble de son œuvre. Il décrit le Diable comme un intrigant, qui met sa froide raison au service de la duperie. Cette vision glaciale se projette notamment dans Le fantôme du Paradis, théâtre des manœuvres honteuses d’un producteur sans scrupules qui, pour s’approprier la musique d’un auteur naïf, multiplie les fourberies. Elle se manifeste également dans Blow Out, récit d’une conjuration dont la victime, un candidat à l’élection présidentielle Américaine, est précipité dans une rivière avec sa voiture par des opposants assez puissants pour maquiller son meurtre en accident. Elle se retrouve avec une intensité toute particulière dans ce manifeste cinématographique qu’est Obsession. Le film met en scène les méfaits édifiants de Bob La Salle (John Lithgow), un traître à la mesure du Iago de Shakespeare. L’immonde personnage, promoteur immobilier à la Nouvelle-Orléans, est résolu à extorquer les fonds de son associé Michael Courtland (Cliff Robertson). Pour arriver à ses fins, il élabore un plan qui mérite plus qu’aucun autre le qualificatif de « démoniaque » : il charge des truands d’organiser le kidnapping de la femme et de la fille de celui qu’il veut détrousser coûte que coûte. L’enlèvement se solde par un cuisant échec. La rançon n’est pas versée. Les malfrats sont liquidés par les forces de l’ordre. Pire, Elizabeth et Amy Courtland disparaissent dans les tourbillons d’un fleuve impétueux. Leurs dépouilles ne sont jamais retrouvées. La Salle, le cerveau du complot, reste cependant impuni. Il a eu l’intelligence de se tenir constamment à l’écart de ses séides. Le Diable est trop malin pour se laisser prendre. Officiellement, il a toujours été et demeurera toujours l’allié indéfectible du malheureux qu’il a meurtri.


 

 

 

 

 

 

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scarface

 

            Cette phrase est de première importance en ceci qu’elle éclaire un des attributs fondamentaux de Satan : la duplicité. Le Prince des malfaisants, nous dit Brian De Palma, a besoin de faire bonne figure pour sévir à sa guise. Le double visage est consubstantiel à sa personne. Il est le trompe-l’œil qui lui permet d’approcher ses victimes, de les martyriser à plaisir et en définitive, de se soustraire aux foudres de la Justice. Qu’ont en commun des nuisibles à l’image de l’agent Childress, de Jim Phelps (Jon Voight) ou de Kevin Dunne (Gary Sinise), les conspirateurs de Furie, de Mission : Impossible et de Snake Eyes ? Ils se présentent comme les amis les plus fidèles qui puissent être. Leur loyauté ne fait en apparence aucun doute. En réalité, cette vertu n’est qu’un paravent conçu pour abuser les crédules et les inciter à baisser la garde. Le propre des suppôts de l’Enfer est de marcher à couvert. De Palma montre l’aboutissement de cette logique dans Body Double. Alexander Revelle (Gregg Henry), le prédateur de ce thriller classique sur le fond mais très original sur la forme, opère en effet d’une façon des plus révélatrices. Il change d’identité, se fait passer pour un histrion nommé Sam Bouchard et, affublé d’un masque, supprime son épouse afin de capter l’immense fortune que cette dernière possédait. La philosophie du Démon est magistralement résumée par ce schéma d’une confondante simplicité : paraître pour que jamais n’affleure le pourrissement de l’être
  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 Les Incorruptibles (The Untouchables)

 

            Cette décomposition morale, aussi soigneusement dissimulée soit-elle, laisse néanmoins des marques indélébiles. Certaines vérités ne peuvent être occultées. Brian De Palma se fait fort de les révéler. Le plus roué de tous nos adversaires, explique-t-il en braquant sa caméra inquisitrice, porte dans ses chromosomes l’ADN de la Corruption. Il est, en tant que tel, le symbole et le véhicule de la Tentation.

 

 Le Tentateur

 

            Si le Diable est corrompu, explique le pertinent metteur en scène des bien nommés Incorruptibles, c’est parce que sa putréfaction intérieure ne lui permet pas d’observer les règles de la Morale la plus élémentaire[18]. L’envie l’emporte chez lui sur toute forme de continence, de modération et de discipline. Il représente la défaite de l’Esprit face au Corps, de la Civilisation contre la Sauvagerie. Il est en conséquence affligé de tous les vices. Al Capone et sa multitude de défauts scandaleux en témoignent. Le Roi de la Prohibition est cruel, cynique, vaniteux, menteur, luxurieux, vulgaire, colérique et d’une violence proverbiale. Rien ni personne ne paraît en mesure de réprimer ses bas instincts. Tony Montana, son alter ego cinématographique, est affligé de tares analogues. Son éthique se limite à la défense de ses seuls intérêts matériels. L’arrivisme est son unique religion. Il convoite ostensiblement la femme de son prochain[19]. Il entretient des relations incestueuses avec Gina (Marie Elizabeth Mastrantonio), sa sœur cadette[20]. Sa vie n’est que luxe outrancier, débauche et cocaïne. Le jeu volcanique d’Al Pacino, le comédien de génie qui l’incarne, apporte la dernière touche à son sinistre portrait : il est un avortant de l’inframonde, un monstre éructant, fulminant et gesticulant.

 


 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

Blow Out

 

             Ces faiblesses, précise Brian De Palma, n’épuisent pas l’avilissement du Diable. L’abject personnage est également un accapareur né. Ses actes sont essentiellement motivés par le désir incoercible d’accumuler les richesses. La source des complots ourdis dans Obsession, Body Double, Mission : Impossible ou encore, Snake Eyes, dévoilent ainsi son extrême sensibilité à l’or. A chaque fois, Belzébuth sort de son antre pour étancher sa soif de profit. Il trahit, vole et assassine parce qu’il ne peut résister à l’appât du gain. Il est fait de telle sorte qu’il est esclave de la Tentation.

 

            A ce titre, nous susurre De Palma en examinant son faciès répugnant, il est l’ambassadeur plénipotentiaire de la transgression. Nul n’est plus qualifié qu’un être corrompu pour faire office de corrupteur. Le Diable est donc celui qui prospère en excitant les plus viles passions de l’Homme. Comment Alexander Revelle, le mari indigne de Body Double, parvient-il à se débarrasser de son épouse fortunée ? Il se sert du voyeurisme maladif de Jake Scully (Craig Wasson). Il sait que fidèle à ses sordides habitudes, le jeune pervers regardera sa femme se dénuder dans sa chambre le soir venu. Il lui suffira dès lors de se couvrir d’un masque, d’occire la belle et d’attendre que le témoin gêné certifie à la Police qu’un dépravé anonyme est l’auteur du crime. D’une manière moins sophistiquée mais tout aussi efficace, comment Al Capone et Tony Montana bâtissent-ils leur immense empire ? Ils profitent du goût immodéré de leurs contemporains pour l’alcool et la drogue. Ils exploitent leurs penchants pour la jouissance et la dégradation. Ils font commerce de leurs vices. Ces derniers étant innombrables, on comprend aisément que Satan nourrisse l’ambition de devenir le premier, dans l’ordre des divinités.

 

 L’Eternel

 

            Le Diable se veut immortel, constate De Palma en approchant encore son œil intrigué des glaces brûlantes de l’Enfer[21]. Tel Tony Montana défiant de toute sa morgue ses plus dangereux concurrents, il nargue sans vergogne les serviteurs du Bien. Il prétend résister à chacune de leurs attaques. Outrages, film injustement méprisé par la Critique, met remarquablement en lumière cette volonté de persévérer dans le Mal au-delà des épreuves et du Temps[22]. Ses antihéros sont les membres d’une unité de l’Armée Américaine en mission au Vietnam. Le détachement, commandé par le charismatique Sergent Meserve (Sean Penn), décide un jour de fureur et de folie de voler la vertu d’une villageoise innocente. La clique de pervers enragés enlève ainsi la malheureuse Oahm (Thury Thu Le) et lui fait endurer un clavaire indicible, sous la couverture impénétrable de la jungle Asiatique. L’abomination est en soi pétrifiante. L’essentiel est pourtant ailleurs. Ce qui marque le plus les esprits, c’est en effet la détermination avec laquelle les diablotins hargneux s’acharnent à perpétuer l’horreur. Quand le soldat Eriksson (Michael J. Fox), le seul membre intègre du commando, refuse de participer au viol collectif, ses compagnons d’armes l’humilient et l’ostracisent. Quand il essaie de délivrer la jeune fille en pleurs, ils lui font barrage et mettent leur victime à mort. Quand il essaie de les dénoncer à sa hiérarchie, ils tentent de l’éliminer physiquement. Les hauts gradés, pour leur part, font tout leur possible pour étouffer le scandale. Les zélateurs du Pire, c’est là leur nature et leur force, sont de ceux qui inscrivent leur action dans la durée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

Body Double

 

             Le Diable, renchérit De Palma, est d’ailleurs habité par le démon de la pérennité. Il veut transcender les générations. La famille Nix est l’expression même de ce souhait hérétique de contester la dictature divine du trépas et de l’effacement. Le père, rappelons-le, est un pédiatre indigne qui torture ses jeunes patients à des fins scientifiques. Le fils, interprété par le même acteur (John Lithgow), est son double charnel, intellectuel et moral. La petite-fille, profondément choquée par les exactions de ses parents, prolongera de toute évidence cette lignée de dégénérés. A la fin de ses mésaventures, elle est en effet assaillie par des visions similaires à celles qui troublent son effroyable géniteur. Le Mal est un bien que l’on reçoit en héritage, semble-t-elle nous murmurer d’un air mi-affligé, mi-sardonique[23]

 

              Ainsi donc, Lucifer postule à la perpétuité. Alfred Hitchcock le laissait entendre dans Vertigo, récit d’un crime commis « à travers les siècles » sur le modèle Nietzschéen de « l’éternel retour »[24]. Brian De Palma propose une analyse identique. Le Suzerain des infâmes, relève-t-il à la façon d’un mathématicien de l’âme, tente de courber la droite de l’Histoire. Il veut que ses méfaits forment un cercle vicieux et se répètent à l’infini. Blow Out, allusion de grande classe au Blow Up de Michelangelo Antonioni, est l’un des plus beaux supports de cette géométrie démoniaque. Jack Terry (John Travolta), son héros, est ainsi un ingénieur du son taraudé par un lourd passé. Alors qu’il louait ses talents à la Police, il assista, impuissant, à l’exécution d’un agent infiltré qu’il avait muni d’un micro défectueux[25]. Quelques années plus tard, le drame se reproduit. Le technicien est en effet le témoin privilégié du faux accident dont est victime le Gouverneur McGovern. Il repère l’auteur de l’attentat au terme d’une enquête aussi minutieuse que courageuse. Résolu à faire éclater la vérité, il équipe son amie Sally (Nancy Allen) d’un écouteur de sa composition. Il la prie de rencontrer l’assassin et de le faire parler, afin que sa conversation dûment enregistrée soit transmise à la Justice. Hélas, le mauvais sort bégaie. La jeune femme, prise en défaut, est étranglée par le meurtrier. Jack ne peut qu’entendre, impuissant, le bruit épouvantable de son agonie. La voix du Diable, apprend-il à ses dépens, a ceci de singulier qu’elle fait de l’écho. L’intrigue d’Obsession est fondée sur le même phénomène. L’abjection que le film met en scène se réitère au mépris du temps qui passe. Le complot fomenté par Bob La Salle en 1959 est un échec retentissant ? Qu’à cela ne tienne, son cerveau le réorganise en 1975. Il convainc la fillette qu’il avait kidnappée puis, cachée pendant plus d’une décennie, de séduire son père qui la croyait décédée. L’homme, encore accablé par la tragédie qu’il vécut jadis à la Nouvelle-Orléans, voit en la belle une réincarnation de feu sa compagne[26]. Il la prend pour épouse mais, sordide machination, La Salle enlève une nouvelle fois la mariée le soir de ses noces. Il exige, encore et toujours, la rançon que l’infortuné Courtland avait refusé de lui verser seize ans plus tôt. La boucle infernale est ainsi bouclée[27].

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

  

 

L’esprit de Caïn (Raising Cain)

 

            Par sa frénésie d’éternité, écrit De Palma entre les lignes de cette sombre aventure, Lucifer tend donc à enfermer l’Homme. Il l’attire dans un dédale sans issue. Ce piège est magistralement reconstitué dans Carlito’s Way, long-métrage que les francophones ont judicieusement intitulé L’impasse. Carlito Brigante (Al Pacino), le personnage central du film, est un Scarface qui aurait trouvé le chemin de Damas. Après cinq années de réclusion criminelle, l’ancien caïd de New York ne songe plus qu’au repentir. Il a compris que l’illégalité menait fatalement à l’abîme. Son seul désir, à présent, est d’emmener sa bien-aimée Gail (Penelope Ann Miller) aux Bahamas et d’ouvrir, avec elle, une petite entreprise de location de véhicules. Satan ne l’entend toutefois pas de cette oreille. Il hait la rédemption et n’accepte pas que son autorité soit remise en question. S’aventurer dans son fief, c’est faire un voyage sans retour. L’insouciant Carlito en fait l’amère expérience. Tout, autour de lui, l’incite à replonger dans les profondeurs de l’immoralité. La boîte de nuit qu’il gère, dans le but d’accumuler l’argent nécessaire au financement de ses projets d’avenir, est ainsi une nouvelle Sodome où la perversion règne sans partage. Benny Blanco (John Leguizamo), pilier de ce lieu de perdition et étoile montante du crime organisé, ne supporte pas que l’ancien Seigneur du Bronx se soit amendé. Il exige de devenir son associé sous peine de se changer en ennemi mortel. L’innocent que le parrain en devenir harcèle sans relâche ne peut escompter l’aide de quiconque pour préserver sa fragile intégrité. Le Procureur Norwalk (James Rebhorn) s’emploie en effet à rapporter la preuve qu’il est resté foncièrement malhonnête. De pressions psychologiques en stratagèmes déloyaux, il essaie de le renvoyer en prison par tous les moyens. David Kleinfeld (Sean Penn), l’avocat de l’animal traqué, exerce une influence tout aussi néfaste. En échange de ses services passés, l’homme de loi corrompu et retors demande à son ancien client de l’aider à combattre les mafiosi qu’il a escroqués[28]. Carlito Brigante résume le tragique de sa situation en des termes triviaux et néanmoins lucides : « Je ne cherche pas les merdes. Elles me tombent dessus. Je me sauve et elles me courent après. Il doit quand même bien y avoir un truc pour les semer… » L’auteur de ces phrases angoissées est finalement démenti par le Destin. Il est abattu par Benny Blanco, sur le quai de la gare où il devait s’embarquer pour un monde meilleur. La devise gravée sur les portes de l’Enfer de Dante se rappelle ainsi au mauvais souvenir de celui qui, dans sa jeunesse, avait commis l’imprudence de côtoyer le Diable : « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir ».

   

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Snake Eyes

 

            Le Démon peut sourire de toutes ses dents gâtées. Ses manigances perfides et son ambition démesurée font de lui un être redoutable et redouté de tous. Il a indéniablement le visage d’un maître. Quiconque aura le courage de le regarder au plus près notera cependant que sa trogne détestable  est, en vérité, celle d’un esclave qui s’ignore. La volonté de puissance n’est pas l’omnipotence. L’envie n’est pas le fait. Méphistophélès peut bien se prendre pour Yahvé, il n’en demeure pas moins un ange rebelle, c’est-à-dire, un simple subalterne.

 

L’Ange déchu

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Outrages (Casualties of War)

 

             En ce domaine plus encore que dans les précédents, Brian De Palma se fait l’apôtre de la tradition Judéo-Chrétienne. Le Diable, enseigne-t-il à la manière d’un exégète, n’est au fond qu’une pâle copie de Dieu. Sous son masque de démiurge tout-puissant, il cache un être insignifiant. Il n’est que le bouffon du Roi et le restera. Ses rodomontades n’y pourront rien changer. N’en déplaise à son ego hypertrophié, il n’est pas Créateur mais créature et en tant que tel, il est condamné à l’éternelle infériorité. Swan et le Docteur Elliott, les semeurs de misère de Fantôme du Paradis et de Pulsions, donnent au Spectateur une idée précise de cette petitesse fondatrice. Le « grand prêtre du Rock » n’est ainsi qu’un nabot dont le physique porcin, la perruque blonde et les vêtements de Hippie suscitent plus volontiers le rire que la crainte ou le respect. Le psychiatre aux déguisements féminins n’inspire, pour sa part, qu’affliction et pitié. Circonstance aggravante, ces démons de farce et attrape sévissent généralement dans des univers pitoyables. Blow Out et Body Double le soulignent cruellement. Dans ces deux films emblématiques, le Mal s’épanouit en effet dans des genres misérables entre tous : la Pornographie et l’Epouvante. Pauvre Diable ! semble s’exclamer De Palma en actionnant sa caméra implacablement réaliste. Coincé entre le X et le Z, Satan ne sera jamais mieux qu’un acteur de série B. A l’instar des décors kitsch et des événements outranciers qui se font jour dans Le fantôme du Paradis, il sera toujours un sujet de dérision et de moquerie[29]. Le plus frondeur de tous les anges vacille sur son piédestal de pacotille. Les vents mauvais de sa vilenie le font choir une fois pour toutes. Convaincu d’être l’égal de dieu, il oublie ainsi qu’il est faillible et vulnérable. Son orgueil maladif le conduit à commettre de fatales imprudences. Tony Montana succombe à ce travers dans Scarface. Parce qu’il se croit au-dessus des mortels, il se permet de tuer un policier corrompu et de blanchir des sommes d’argent astronomiques. Il refuse même de supprimer le chef de la lutte antidrogue, comme l’exigent les trafiquants qui travaillent avec lui. Son complexe de supériorité l’isole inexorablement. Haï de tous, pourchassé par les forces de l’ordre et par les cartels Sud-Américains, il est finalement abattu comme un chien enragé. Al Capone est victime d’un syndrome analogue dans Les Incorruptibles. Comme il est persuadé d’être intouchable, il use et abuse du pouvoir de fait qu’il exerce sur la ville de Chicago. Il sème la terreur, se vautre dans le stupre, le luxe et la forfanterie. A force de vouloir toucher le ciel, il méconnaît cependant les dures réalités de la vie terrestre : il néglige de payer ses impôts et ce faisant, donne à son ennemi Elliot Ness (Kevin Costner) le loisir de l’arrêter pour fraude fiscale.  

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

  

 

Mission Impossible

 

            Le Diable, insiste De Palma, est promis à la défaite parce qu’il est aveuglé par son narcissisme chronique. Il ne peut voir qu’il n’est pas omniscient et que ce défaut, relatif mais réel, lui interdit de déjouer tous les pièges que lui tendent ses adversaires. De même, il ne peut comprendre que des individus de chair et de sang aient l’insolence de le défier. Cette résistance farouche et inattendue que lui opposent Michael Courtland dans Obsession, Winslow Leach dans Le fantôme du Paradis, le soldat Eriksson dans Outrages, Jake Scully dans Body Double ou l’espion d’élite Ethan Hunt (Tom Cruise) dans Mission : Impossible finit par le terrasser. L’homme de Bien est d’essence divine et ne recule devant aucun sacrifice pour défendre ses idéaux. Jim Malone (Sean Connery), le doyen des Incorruptibles, le sous-entend dans la question qu’il ne cesse de poser à ses collègues : « Vous êtes prêts à aller jusqu’où ? »[30]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

L’impasse (Carlito’s Way)

 

            La route du Diable est désormais tracée. Le vaincu devra redescendre aux Enfers en empruntant l’un des nombreux escaliers que De Palma, continuateur inépuisable de l’esthétique Hitchcockienne, met symboliquement en valeur dans la plupart de ses films[31]. Toute la lumière n’a pourtant pas été faite sur l’odieux Lucifer. Une partie de son visage méprisable doit encore être éclairée.

 

 

 

L’Accusateur

 

            Le fait que ce fragment soit resté dans l’ombre s’explique aisément. Il nous est en effet difficile de le regarder sans tressaillir d’effroi. Le Démon, proclame Brian De Palma en revendiquant une fois de plus l’héritage philosophique d’Alfred Hitchcock, porte l’étendard de notre disgrâce. Il n’est pas ce coupable trop parfait pour être crédible. Il ne cristallise pas tous les maux de la Terre sur sa seule personne. En réalité, il est le procureur de l’Humanité. Il révèle, par ses vices, notre manque de vertu. Carrie explique ce vertigineux renversement des rôles. La jeune héroïne de ce film fantastique est une sorte de vierge rouge[32]. Elle semble attirer la douleur et le malheur. Elle a le pouvoir d’infliger des blessures mortelles en déplaçant des objets par la pensée[33]. Sa beauté troublante et ses longs cheveux roux évoquent, en un fantasme troublant, les sorcières que l’Eglise du Moyen-Age envoyait au bûcher. Le Diable trouve, dans son corps ambigu et son esprit torturé, une enveloppe idéale. La succube doit-elle pour autant être vouée aux gémonies ? Les raisons qui l’amènent à massacrer ses contemporains nous imposent de répondre par la négative. Elles nous suggèrent que son nom n’est pas tant Crime que Châtiment. La pauvre Carrie est ainsi la risée de ses camarades de lycée. Ces derniers éprouvent un plaisir sadique à lui infliger toutes sortes de brimades. Lorsqu’un professeur décide de mettre un terme à l’humiliation permanente et brandit la menace d’une punition générale, les bourreaux s’insurgent et redoublent de violence. Ils chargent le plus séduisant d’entre eux d’inviter l’adolescente martyre au bal de fin d’année. Ils feignent de se réconcilier avec elle. Ils font assaut de gentillesse et l’élisent reine de la fête. Dès que la lauréate monte sur scène pour recevoir sa récompense, ses ennemis intimes jettent néanmoins leurs masques de bons samaritains. Ils font tomber sur sa tête un seau rempli du sang d’un porc fraîchement égorgé. L’affront, irréparable, condamne les portes du Pardon. Sa victime n’a plus d’autre choix que de pourfendre ceux qui l’ont outragée. La morale de la fable, tirée d’un livre de Stephen King, est dépourvue d’équivoque : le Diable est le révélateur des tares qui nous minent. En l’espèce, il met en relief notre cruauté viscérale et notre confondante perversité. Il dévoile également notre intolérance, notre fanatisme et notre hypocrisie. Carrie est en effet la fille accablée de Margaret White (Piper Laurie), prédicatrice dont la duplicité n’est pas sans rappeler celle des Evangélistes Protestants que Sinclair Lewis brocardait dans Elmer Gantry[34]. Elle est l’esclave d’une bigote qui, tout en imposant la pureté et la chasteté à sa progéniture, confesse à demi-mot qu’elle adorait se faire violer par son mari alcoolique.














Carrie au bal du Diable (Carrie)

 

            Accusés, levez-vous ! tonne Lucifer en nous désignant du doigt. Regardez-moi en face ! Je suis le miroir de votre infamie ! Swan, le pilleur de chefs d’œuvre de Fantôme du Paradis, n’est pas de ceux qui contrediront cette philippique. Ses manigances pointent ainsi les dérives de notre vénéré Star System et plus généralement, notre fol attrait pour ces futilités que sont l’argent et la notoriété. De façon analogue, l’immoralité  de Childress ne saurait être tenue pour un cas isolé. Quand le sulfureux agent secret de Furie décide de s’approprier à tout prix les pouvoirs destructeurs de Robin Sandza, le fils de son meilleur ami, il met en évidence ce penchant typiquement humain qu’est le désir d’écraser autrui et d’effacer la frontière qui sépare le Bien du Mal. Tous les démons de Brian De Palma sont à cette image. Ils avouent les vérités que nous refusons de confesser[35]. Robert Elliott, le transsexuel honteux de Pulsions, lève ainsi le rideau de la bonne conscience sur la lubricité commune[36]. Les conjurés de Blow Out, dont l’attentat politique rappelle étrangement l’accident dont fut victime le Sénateur Ted Kennedy au début des années 1970, symbolisent l’appétit de Pouvoir qui touche l’ensemble de la planète[37]. Scarface, adorateur du Rêve Américain et du dieu Dollar, dénonce le matérialisme triomphant. Body Double, sa horde de pornographes et ses escrocs Hollywoodiens mettent à bas les idoles païennes devant lesquelles se prosterne l’Humanité du XXè siècle[38]. AL Capone, la bête noire des Incorruptibles, montre par son insolente réussite  dans le trafic d’alcool à quel point ses congénères sont peu enclins à respecter la Loi. Outrages et ses soudards avides de chair soulignent la barbarie latente des êtres « civilisés ». Les exactions de Nix père et fils, les honorables docteurs de L’esprit de Caïn, confirment cette funeste dualité en nous confrontant à notre schizophrénie. Mission : Impossible et ses espions corrompus placent un verre grossissant sur le Machiavélisme qui régit les relations interétatiques[39]. Snake Eyes et sa conspiration militaro-industrielle organisée à Atlantic City, la Las Vegas du Nord, dressent le portrait accablant d’un monde hanté par le Jeu et la vénalité. Quant à l’impasse dans laquelle se retrouve l’infortuné Carlito Brigante, elle prouve tragiquement que la Société est dans les fers de la criminalité.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Diable tel qu’il est (extrait d’Un portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin)

 

            L’acte d’accusation est si long qu’il pourrait donner lieu à une infinité de films. Ses lignes cinglantes achèvent la mise au point à laquelle Brian De Palma, prodigieux explorateur du tréfonds de l’âme, a courageusement procédé. L’image du Diable, longtemps entourée d’un flou rassurant, est soudain devenue nette et nous met face à la plus dérangeante de toutes les évidences. Satan, Lucifer, Méphistophélès, Belzébuth ainsi que leurs mille et un avatars ne sont nullement des créatures mythologiques ou surnaturelles. Sous leur déguisement ésotérique se cache un être bien réel. Nous, pauvres parents de Dorian Gray, nous prenons un malin plaisir à le travestir de génération en génération. Nous ne saurions le voir tant il nous est familier. Que Dieu nous damne, il nous faut pourtant appeler par son nom ce détestable personnage qui semble né pour commettre toutes les fautes : l’Homme.



[1] Ces représentations se nomment d’ailleurs des diableries.

[2] Cette sinistre promotion date du Moyen-Age.

[3] Voir Jean-Philippe Costes, Des vertus du Vice : Alfred Hitchcock, l’avocat du Diable, Dictionnaire critique du Cinéma Anglo-Saxon, http://agora.qc.ca/collaborateurs/jean-philippe_costes

 

 

 

[4] A cette liste pourrait s’ajouter Carrie, dont le titre Français n’est autre que Carrie au bal du Diable.

[5] L’ombre d’Al Capone plane d’ailleurs sur l’œuvre de Brian De Palma. Scarface, le surnom du Tyran de la Prohibition, est en effet l’un des films majeurs du cinéaste. Il présente une version rénovée d’un long-métrage que Howard Hawks tourna en 1932 et dont Paul Muni, glorieux prédécesseur d’Al Pacino et de Robert De Niro, fut l’interprète principal.

[6] « Diable » vient du Latin « diabulus » et du Grec « diabolos » qui signifie précisément « calomniateur ».

[7] Dans Les Incorruptibles, condensé des partis pris esthétiques de Brian De Palma, morts et blessés saignent un liquide noirâtre.

[8] Le phénomène est notamment perceptible dans les scènes d’ouverture d’Outrages et de L’impasse.

[9] Le traître de Mission : Impossible bénéficie de ce voile d’impunité. Le Public ne voit que ses mains se prêter à d’horribles manœuvres. Il lui faut attendre la fin du film pour connaître son identité.

[10] Tel est notamment le cas dans L’esprit de Caïn, mosaïque des fantasmes et des abominations véridiques d’un aliéné mental.

[11] Les scènes d’action de Furie sont la parfaite illustration de cette grammaire visuelle.

[12] La jeune Sandra cite d’ailleurs un passage de cette œuvre fondatrice de la Poésie Italienne.

[13] Pour accentuer le mimétisme, Brian De Palma a demandé à Bernard Herrmann, compositeur favori d’Alfred Hitchcock, de signer la bande originale du film.

[14] La dernière séquence du film, durant laquelle il résiste aux dizaines de blessures que lui infligent les membres d’un commando hostile, est très révélatrice de cette dimension surhumaine.

[15] « Lucifer » est un dérivé des mots Latins « lux » (lumière) et « ferre » (porter).

[16] Dans la tradition Rabbinique, le Diable n’est pas seulement l’Adversaire. Il est également le Diviseur et l’Exécuteur.

[17] On se souviendra notamment de la séquence durant laquelle Frank Nitti (Billy Drago), le bras droit d’Al Capone, commet un attentat qui coûte la vie à une fillette de dix ans.

[18] Rappelons que le terme « corruption », pivot de l’œuvre de Brian De Palma, est le synonyme du mot « pourrissement ».

[19] En l’occurrence, Elvira (Michelle Pfeiffer), l’épouse de son patron Frank Lopez (Robert Loggia).

[20] Brian De Palma et son scénariste, Oliver Stone, reprennent ici l’idée que développa Howard Hawks dans son Scarface.

[21] Chez Dante Alighieri, auteur de référence pour Brian De Palma, les derniers cercles de l’Enfer sont de glace et non, de feu.

[22] Le proverbe le dit avec raison, le Diable se distingue par son désir de persister dans le péché : « Errare humanum est, perseverare diabolicum ».

[23] L’idée est contenue dans le titre : Raising Cain, ressusciter encore et encore l’esprit de celui que la Bible considère comme le premier assassin de l’Humanité.

[24] Gavin Elster (Tom Helmore), le héros du film, complote contre sa femme en défiant les lois de Chronos. Il fait croire que Carlotta Valdès, belle éplorée du XIXè siècle, hante l’esprit de son arrière-petite-fille Madeleine (Kim Novak) et la pousse, par-delà les frontières de la Mort, à mettre fin à ses jours comme elle-même l’avait fait jadis.

[25] La pile de l’appareil brûla l’abdomen du policier, si bien que ce dernier fut percé à jour par les mafieux qu’il espionnait.

[26] La mère défunte et sa fille vengeresse, persuadée par La Salle d’avoir été abandonnée par son père, se ressemblent trait pour trait. Elles sont d’ailleurs incarnées par une seul et même actrice : Geneviève Bujold.

[27] Pour graver cette figure dans les esprits, Brian De Palma multiplie les plans circulaires du début à la fin du film.

[28] Le diabolique Maître Kleinfeld avait trouvé un vice de procédure grâce auquel Brigante avait bénéficié d’une libération anticipée.

[29] Alfred Hitchcock aimait lui aussi railler le Démon. Comment ne pas rire des calculs sordides et des manœuvres douteuses des fossoyeurs improvisés de Mais qui a tué Harry (The Trouble With Harry) ? Comment ne pas s’esclaffer devant les pantomimes de Blanche (Barbara Harris), la fausse medium de Complot de famille (Family Plot) ? Comment ne pas se gausser de Robert Rusk (Barry Foster), le tueur en série de Frenzy qui se voit contraint de lutter, dans un camion de pommes de terre, avec un cadavre qui tient la broche de sa cravate entre ses doigts raidis ? Et que penser de la piteuse cavale de Richard Hannay (Robert Donat), l’honnête citoyen des Trente-neuf marches (The Thirty-Nine Steps) qui se trouve obligé de fuir des assassins professionnels en traînant, dans son sillage, une mégère que nul ne saurait apprivoiser ?

[30] Ultime symbole de détermination, le policier sans peur et sans reproche reformule cette interrogation alors qu’il agonise dans son propre sang. Il entend ainsi exhorter son ami Elliot Ness à faire fi de la légalité, pour augmenter ses chances d’arrêter Capone et ses affidés. Notons, à l’appui de ces mots, que Jim Malone est un disciple de Saint-Jude, le Saint Patron des causes perdues.

[31] Omniprésents dans Obsession, les escaliers donnent lieu à une scène d’anthologie dans Les Incorruptibles : rejouant un épisode mythique du Cuirassé Potemkine de S. M. Eisenstein, Elliot Ness et l’agent George Stone (Andy Garcia) déclenchent un déluge de feu pour appréhender le comptable d’Al Capone, tandis qu’un landau dévale les marches sur lesquelles ils livrent bataille.

[32] Le rôle fut brillamment tenu par Sissy Spacek, comédienne dont la personnalité ambivalente avait déjà fait merveille dans le Badlands de Terrence Malick.

[33] Ce don surnaturel a pour nom la télékinésie.

[34] Richard Brooks a réalisé, en 1960, une excellente adaptation de ce classique de la Littérature Américaine. Elmer Gantry, le charlatan, y était superbement incarné par Burt Lancaster.

[35] Notons que le thème du refoulement, legs de la pensée de Sigmund Freud, est commun aux Cinémas d’Alfred Hitchcock et de Brian De Palma.

[36] Quand il ne se travestit pas pour commettre des crimes atroces, le bon Docteur passe ses journées à entendre ses patientes lui raconter leurs fantasmes sexuels. Cette obsession de la chair, hautement révélatrice de la nature humaine, constitue là encore un trait commun à Hitchcock et à De Palma.

[37] Par son incapacité à contrecarrer les plans des conspirateurs, l’ingénieur du son Jack Terry, porte-parole du monde de l’Audiovisuel, symbolise quant à lui l’inaptitude des media à organiser des contre-pouvoirs efficaces.

[38] Le film dépeint Hollywood comme une nouvelle Babylone. De plus, Alexander Revelle fomente son complot comme on écrit un scénario. Le jeu de rôles sordide qu’il met au point apparaît ainsi comme une condamnation implicite du Cinéma, art du mensonge peuplé de divinités factices.

[39] Dans ces rapports éminemment conflictuels, la Virtu de Machiavel, mode implacable d’exercice et de conservation du Pouvoir, l’emporte constamment sur les prescriptions de la Vertu 




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