Miracle en Amérique - Arthur Penn, l'enchanteur désenchanté

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Arthur Penn (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

            Le rêve est un souffle universel. Il gonfle tous les cœurs, tous les esprits, toutes les âmes et les élève au firmament d’un monde merveilleux où la vulgarité du Nécessaire s’incline, avec déférence, devant la majesté du Désir. Aux yeux d’innombrables humains, ce céleste royaume a pour doux nom l’Amérique. Le séjour enchanteur s’étend aux confins du Réel et de l’Imaginaire. Il est à la fois un territoire et un idéal. A ceux qui franchissent ses portes édéniques, il offre la promesse extatique d’une vie nouvelle. Il proclame fièrement que sa divine Constitution est placée sous le signe de la Liberté, de l’Egalité, de la Prospérité, de la Justice et du Progrès pour tous. Malheur à celui qui osera le démentir et porter un regard critique sur ses dogmes sacrés. Le Rêve américain est un saint pléonasme qui ne souffre aucun blasphème.

 

            Arthur Penn n’a jamais tenu compte de cette mise en garde. Au mépris des anathèmes et du devoir de réserve qu’aurait dû lui imposer sa nationalité, le cinéaste a fait profession de mettre en scène le crépuscule des dieux oniriques de sa mère patrie. Son iconoclasme militant lui a valu de vivre le calvaire que les bien-pensants réservent aux anticonformistes. En dépit d’un talent maintes fois reconnu, il n’a ainsi réalisé qu’une dizaine de longs-métrages en quarante ans de carrière. Il a subi, à plusieurs reprises, la censure humiliante des producteurs[1]. Ses opinions discordantes l’ont finalement condamné à prendre ses distances avec l’Empire Hollywoodien et ses lois trempées dans l’airain du consensus. Nulle avanie ne pouvait cependant avoir raison des passions contestataires de l’auteur de la Fugue (Night Moves), car un authentique hérétique est relaps ou n’est pas. Il poursuit son chemin de croix sans défaillir et combat vaillamment l’idéologie dominante pour faire triompher les articles de sa foi. Cette vérité, que Penn s’est évertué à révéler envers et contre tout, tient en une phrase aussi brève que corrosive : le Rêve Américain est épuisé.

 

            Les mots sont tranchants comme un couperet. Certains pourraient penser, en les entendant, qu’ils sont trop violents et péremptoires pour n’avoir pas été dictés par une rancœur personnelle. Toutefois, Arthur Penn n’est en aucun cas l’un de ces polémistes de bas étage, qui se laissent aller à des colères si subjectives qu’elles en sont dérisoires. Artiste de premier plan, le réalisateur agit à la façon d’un penseur véritable, qui braque méthodiquement les projecteurs de l’analyse critique sur les faiblesses de l’adversaire. Aussi, lorsqu’il insinue que la grandeur de l’Amérique n’est qu’un paravent destiné à cacher une petitesse maladive, il ne sacrifie pas aux facilités d’usage dans le système médiatique ; il soutient une thèse rigoureusement argumentée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonnie and Clyde

 

            Cette « charge satirique »[2] est d’abord dirigée contre ce qui, depuis la fin du XVIIIè siècle, constitue la principale fierté des Etats-Unis : la Démocratie. Ce régime, que ses plus zélés défenseurs érigent constamment en modèle et invoquent périodiquement pour justifier des guerres d’invasion, Arthur Penn l’attaque à la racine. Il peint ainsi le Peuple, la source première de sa légitimité, sous des couleurs particulièrement odieuses. La masse des citoyens, telle qu’elle apparaît dans les portraits vitriolés du cinéaste, n’a que fort peu de points communs avec l’entité éclairée que vantaient les fondateurs de l’Amérique moderne[3]. Comme dans Furie (Fury), le sombre chef d’œuvre de Fritz Lang, elle s’identifie à une foule haineuse et stupide, qui ne peut étancher sa soif de bassesse qu’en s’abreuvant de la misère d’autrui. La Poursuite impitoyable (The Chase) le montre avec une force qui réduirait à l’impuissance les humanistes et les républicains[4] les plus ardents. Les Texans qui hantent ce cauchemar éveillé sont en effet très éloignés des rêves que véhicule l’imagerie traditionnelle. Ils n’ont ni l’intelligence, ni la dignité requises pour déterminer le destin de leur pays. En vérité, ces individus tristement ordinaires ne sont qu’ivresse, rage et vénéneux commérages. Comment réagissent-ils lorsque Bubber Reeves (Robert Redford), fils prodigue de leur cité décadente, s’évade de la prison inhumaine dans laquelle il croupissait pour de menus larcins ? Imperméables à la pitié la plus élémentaire, ils se repaissent goulûment de la déchéance du malheureux. Quelles réflexions inspirent-ils à Calder (Marlon Brando), le valeureux shérif qui s’emploie vainement à leur inculquer les principes de base de la Civilisation[5] ? « Ils feraient mieux de rentrer chez eux et de lire un livre. Si seulement ils savaient lire… »

 

            Le propos est corrosif. Il est pourtant plus acide encore dans le Gaucher (The Left Handed Gun), le tout premier long-métrage d’Arthur Penn. Non content de mettre en scène une population indigente et versatile, qui porte Billy-le-Kid (Paul Newman) au pinacle avant de le vouer aux gémonies, ce western singulier se déroule ainsi dans un endroit éminemment symbolique : la ville de Lincoln, au Nouveau-Mexique. Cette simple localisation géographique acquiert, par la magie du Cinéma, l’envergure d’un pamphlet dévastateur. Elle suggère en effet que « le Gouvernement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple », gravé dans le marbre de l’Histoire par l’immortel fossoyeur de l’esclavagisme, n’est au fond qu’une chimère vide de substance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Gaucher (The Left Handed Gun)

 

 

            Le mythe de la glorieuse Démocratie Américaine vacille dangereusement. Il s’effondre définitivement lorsque Penn sape les fondements de la Justice, son second pilier. Comme précédemment, le Gaucher a valeur d’exemple : avant de devenir le théoricien d’un régime universellement adulé, le Président Lincoln, dont l’ombre plane sur le sort tragique de l’infortuné William Bonney[6], fut l’avocat légendaire de Matt et Adam Clay, deux frères soupçonnés de meurtre[7] ; il fut plus généralement celui qui, à l’encontre de la Loi du Talion et des sentences impitoyables des tribunaux archaïques, affirma qu’un procès équitable était le socle de tout Etat de Droit. Or, que reste-t-il de ce principe essentiel de la Démocratie ? Des ruines vénérables mais dérisoires, suggère Arthur Penn sur le ton à la fois sardonique et mélancolique qui a fait son originalité. Ainsi, Bubber Reeves, le fugitif de la Poursuite impitoyable, se voit refuser l’accès à un jugement en règle. Traqué par les siens, il est encerclé dans une casse automobile que des boutefeux d’un autre âge transforment en bûcher. Seuls le courage et l’abnégation de Calder l’empêchent de subir le traitement que l’Inquisition réservait, jadis, aux sorcières et aux apostats. Mais quand le shérif sans peur et sans reproche l’emmène à son bureau pour l’incarcérer, avec la satisfaction du devoir accompli, il est sommairement exécuté par un « honnête citoyen » avide de vengeance. Malgré deux siècles de pratique démocratique, semble murmurer le proscrit agonisant, l’Amérique demeure plus prompte à lyncher qu’à respecter les procédures pénales…

 

            Symbole saisissant de ce vide judiciaire, le truand en est parfois réduit à exercer les fonctions de justicier. Bien que le phénomène soit récurrent, chez Arthur Penn, c’est encore une fois dans le Gaucher qu’il se manifeste le plus distinctement. Ainsi, le héros du film ne devient pas l’ange exterminateur du Nouveau-Mexique par goût des carnages. S’il choisit de faire étalage de ses talents de tueur, c’est parce que les assassins de Tunstall (Colin Keith-Johnston), son ancien protecteur, sont restés impunis avec la bénédiction des autorités locales. En d’autres termes, le jeune tireur d’élite franchit le Rubicon du crime et brise le monopole étatique de la violence légitime[8] parce que les institutions légales sont défaillantes, voire, corrompues[9].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 La poursuite impitoyable (The Chase)

 

 

            Cette inversion des rôles peut sembler outrancière et pourtant, elle suit une logique implacable. L’Ouest, berceau de la civilisation Américaine, est en effet une terre sans loi. Dans ces contrées anomiques, dépourvues de tiers impartiaux capables de trancher pacifiquement les litiges, chacun est amené à se faire justice lui-même. Comme David Braxton (John McLiam), le riche propriétaire de Missouri Breaks, il peut pendre, haut et court, ceux qui s’avisent de dérober ses chevaux. Toutes les exactions lui sont permises, y compris celles qui consistent à placer l’Homme en dessous de l’Animal sur l’échelle des valeurs. A elle seule, cette justice privée explique et résume l’absurdité totale d’un système indûment célébré par la Littérature, le Cinéma et la Politique.

 

            Mais à travers ses dérives tragiques, c’est un autre fondement des Etats-Unis qui est implicitement visé : le libéralisme. Si l’on se réfère à Thomas Jefferson, rédacteur de la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 [10], cette idéologie établit la primauté du Droit naturel, né avec la création des hommes, sur le Droit positif, consubstantiel à l’Institution civile[11]. Contre tous les totalitarismes, elle affirme que l’Individu est l’unique dépositaire de la Souveraineté[12]. Elle lui offre l’occasion rêvée d’éluder, par la force de sa seule volonté, les deux premières lettres du mot « impossible ». La définition est séduisante. Néanmoins, Arthur Penn la réfute avec la plus grande fermeté. L’effacement de la Loi, dit-il dans Missouri Breaks, n’est pas l’antichambre du paradis Lockien que décrivent les thuriféraires de la philosophie libérale. Il provoque au contraire un retour à l’enfer Hobbien[13], c’est-à-dire, à un état de nature chaotique où l’Homme est un loup pour l’Homme. Lee Clayton (Marlon Brando) est l’incarnation de cette régression d’autant plus funeste qu’elle porte le signe maudit de la fatalité. Le singulier personnage est engagé par David Braxton pour rétablir l’ordre dans les plaines tumultueuses du Montana. On lui confère officiellement le titre de Régulateur, un terme que les libéraux utilisent pour désigner les instances chargées de favoriser le bon fonctionnement du Marché. Mais que fait donc cet ange gardien providentiel pour remplir sa mission salvatrice ? Il massacre les voleurs de chevaux insignifiants qui oeuvrent sous l’égide de Tom Logan (Jack Nicholson), un malfaiteur de second ordre qui ne rêve que de réinsertion. Il les exécute, sans sommation ni procès, avec une froideur qui confine à la perversité. Infamie absolue, il continue à semer la mort sur son passage, même après que son employeur, effrayé par tant de violence, l’eût congédié avec fracas. La folie meurtrière de ce monstre terrifiant ne relève pas seulement du spectacle ou de la catharsis. Elle constitue avant toute chose un acte politique, par lequel un insurgé tend symboliquement un miroir cruel aux héritiers de Thomas Jefferson.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Miracle en Alabama (The Miracle Worker)

 

 

            L’attaque est d’une rare virulence et pourtant, Arthur Penn poursuit inlassablement son offensive en terre de démythification. Après avoir soutenu que le libéralisme fondateur des Etats-Unis ramenait les hommes au stade le plus primitif de leur évolution, il ajoute, avec une véhémence inextinguible, que les partisans du « laisser-faire » précipitent le monde dans le gouffre de la bestialité. En plaçant la Liberté au-dessus de tout autre valeur, les ennemis de la contrainte normative saperaient ainsi les bases du concept d’Autorité. La tendance se manifeste douloureusement dans la Poursuite impitoyable, où l’honorable shérif Calder se fait molester par des brutes avinées dans son propre bureau, avec l’assentiment d’une population hystérique. Elle se retrouve, dans un registre plus poignant, tout au long de Miracle en Alabama (The Miracle Worker). Helen Keller (Patty Duke), l’héroïne du film, est en effet plus qu’une enfant aveugle, sourde et muette qui ne parvient pas à communiquer avec les autres ; elle est également la fille de parents démissionnaires, qui ont jugé opportun de ne pas lui enseigner les rudiments de la vie en Société. Cette licence, clame Arthur Penn en n’hésitant pas à contredire la permissivité toute libérale des années 1960, a des conséquences dramatiques. Sans Autorité, c’est-à-dire, sans cette faculté qu’a le Maître de se faire obéir pour qu’un jour, son élève le dépasse et assure le progrès de la Civilisation[14], les citoyens éclairés disparaissent inexorablement. Il ne reste plus que des enragés de Sodome et de Gomorrhe, pareils à ceux qui sévissent dans la Poursuite impitoyable. Les plus jeunes perdent quant à eux toute dignité. A l’image d’Helen Keller, digne représentante d’une génération livrée à elle-même, ils se métamorphosent en créatures tyranniques, capables d’infliger les pires outrages à ceux qui les entourent[15]. Ils deviennent des enfants sauvages, dont les travers évoquent la violence et l’indigence de celui que François Truffaut mit magistralement en scène. Cette chute vertigineuse dans les profondeurs de l’animalité est à l’origine de l’un des invariants du cinéma d’Arthur Penn : les familles apparaissent comme des foyers de discorde. Ainsi, Val Rogers (E. G. Marshall), le magnat de la Poursuite impitoyable, inspire une haine farouche à son fils Jake (James Fox)[16]. William Bonney fuit New York, sa ville natale, pour ne plus jamais côtoyer son père alcoolique. Dans Georgia (Four Friends), le jeune Danilo Prozor (Craig Wasson) et son géniteur taciturne vivent dans la défiance réciproque. Quant à Chris Lloyd (Matt Dillon), l’ombrageux adolescent de Target, il traite son père Walter (Gene Hackman) avec un dédain inaltérable. Ce relâchement des liens de filiation est aisément compréhensible, pour qui fait l’effort de se reporter au raisonnement précédent : dès lors que s’effrite cet irremplaçable ciment qu’est l’Autorité, la cellule familiale s’écroule. Avec elle, ajoute Arthur Penn à la manière d’un prophète partagé entre réjouissance et consternation, c’est toute l’Amérique libérale qui finira par s’effondrer.

 

            L’intraitable cinéaste aurait pu clore son œuvre contestataire sur ce chapitre, écrit à l’encre noire du plus pur désenchantement. Néanmoins, il l’a poursuivie à la flamme ravageuse de la lucidité. Cette surprenante persévérance est le fruit d’une conviction profonde : parmi l’ensemble des rêves que la toute-puissante Amérique a éveillés dans l’inconscient collectif, aucun, qu’il fût accessoire ou principal, n’a résisté à l’implacable épreuve de la réalité. Qu’en est-il, par exemple, de la brillante civilisation Sudiste que Victor Fleming se plut à magnifier dans Autant en emporte le vent (Gone with the Wind) ? Miracle en Alabama révèle que son éclat n’est qu’un miroir aux alouettes, formé par les malentendus de l’Histoire et déformé jusqu’à l’outrance par les simplifications de l’Art[17]. Ainsi, le Capitaine Keller (Victor Jorry), père de la petite Helen et surtout, fils de la grande idée confédérale, ne doit son salut qu’à l’héroïsme d’une Yankee originaire de Boston. Sous ses dehors courageux et autoritaires, le fier officier n’est qu’un faible et un velléitaire, incapable d’élever son enfant. Sa descendance, lourdement handicapée, ne doit pas sa disgrâce aux hasards d’une existence absurde. Elle annonce la fin inévitable d’une race décadente.

 

            Au-delà de ces idoles crépusculaires et de leur culture moribonde, Arthur Penn fait déchoir l’intégralité de l’American Way of Life. Que font donc les citadins de la Poursuite impitoyable, chasse à l’homme que son auteur a subtilement transformée en bûcher des vanités des Etats-Unis post-modernes ? Mettent-ils à profit la liberté et le confort matériel que leur procure la Société de consommation pour partir en quête du meilleur, comme l’imaginent les candides des quatre coins de la planète ? En vérité, ces tristes figures de proue de la « middle class » se complaisent dans la jouissance du pire. Elles ne savent que faire de leur temps et de leur argent. Leur priorité absolue est de tromper l’ennui d’une vie si bien rangée qu’elle en est devenue mortifère. Alcool, adultère, médisance, violence et homicide, tels sont les seuls dérivatifs que ces naufragés de la prospérité ont trouvé pour oublier la vacuité abyssale de leur quotidien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Little Big Man

 

            L’illégalité dans laquelle ils se réfugient[18], cependant, n’est qu’une voie sans issue. Le destin pathétique de Bonnie Parker (Faye Dunaway) et de Clyde Barrow (Warren Beatty) le montre avec une cruauté d’autant plus intense qu’elle s’enracine dans la fange des faits. Quelle est la réalité des ces icônes païennes de la transgression ? Elle n’est qu’une petite serveuse, qui se languit du grand frisson dans son modeste meublé. Lui n’est qu’un sale garnement, inculte, gauche et impuissant. Le duo de peu d’envergure n’a d’infernal que le nom. D’abord, Buck Barrow[19] (Gene Hackman) et C. W. Moss (Michael J. Pollard), ses complices, sont respectivement un primate amateur d’humour gras et un jeune imbécile en mal de célébrité. Ensuite, ses exploits sont exagérés par une Presse avide de sensationnel et toujours prompte à désigner arbitrairement des boucs émissaires. Comble de l’affliction, ses butins sont aussi maigres que ses moments de répit. Dans les années 1930, en effet, la dépression économique vidait plus sûrement les coffres des banques que les bandits de grand chemin. La fin de ces pauvres bougres égarés sur les routes cahoteuses de la criminalité est édifiante : abandonnés de tous, les « redoutables » Bonnie et Clyde sont criblés de balles, comme du gibier pris sous le feu de chasseurs du dimanche. Avec leur mort, ce sont plus que de simples malfrats qui disparaissent. C’est le mythe du Hors-la-loi qui trépasse, entraînant dans son sillage les cortèges de fantasmes qu’il a fait naître dans l’esprit de générations de cinéphiles. Arthur Penn en était pleinement conscient. S’il a accepté de retracer l’itinéraire de deux voleurs injustement passés à la postérité, c’était pour mieux briser les vestiges du Rêve Américain.

 

            A ceux qui, envers et contre tout, auraient encore foi en ce songe d’un autre âge, le réalisateur adresse une mise en garde aux accents dantesques : vous qui persévérez dans la crédulité, abandonnez tout espoir ; vous n’avez d’autre horizon qu’une désillusion infinie. Pour accréditer son avertissement et discréditer les naïfs qui ambitionneraient de le remettre en cause, l’auteur de Mickey One s’en prend à tout ce qui, dans le Panthéon des valeurs de l’Amérique, est en mesure de susciter l’espérance. Sa première cible est le fameux dogme de la Seconde chance. Ce principe de la table rase est pour beaucoup dans la fascination qu’exercent les Etats-Unis sur l’Ancien monde. Il fait à toutes les âmes de bonne volonté la promesse d’un nouveau départ. Ce séduisant idéal, le père de Danilo Prozor le balaie d’un revers de la main dans Georgia. Avant de regagner sa Yougoslavie natale, au terme d’une vie de dur labeur dénuée de richesse et de gaîté, il tient au doux rêveur qu’est son fils Danilo un langage pétrifiant de réalisme : « Dans quel pays es-tu ? Tu te moques de ma vie, avec tes rêves impossibles. Je suis fatigué et il faut que j’aille travailler. Ca, c’est l’Amérique ! » Dupe, William Bonney ne l’est pas davantage. Malgré la fraîcheur de ses vingt ans, l’illustre Gaucher sait que l’amnistie générale décrétée par le Gouverneur du Nouveau-Mexique vise moins à lui donner l’occasion de s’amender qu’à permettre, aux notables impliqués dans l’assassinat du vénérable Tunstall, de se refaire une virginité judiciaire. Il voit, au-delà des apparences, que l’effacement du passé promu par les institutions n’est qu’un vulgaire écran de fumée, destiné à couvrir les turpitudes inavouables d’une société foncièrement impure. Helen Keller tiendrait sans doute un discours analogue si la Nature ne l’avait emmurée en elle-même. Son extraordinaire progression intellectuelle relève en effet du miracle et non, des possibilités d’épanouissement qu’offre le système social dans lequel elle s’efforce de vivre. Sans l’abnégation providentielle d’Annie O’Sullivan, une éducatrice aussi admirable qu’incomprise, il ne fait aucun doute qu’elle aurait connu le sort tragique des parias.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

The Missouri Breaks

 

            Le fait que les humbles aient la grâce divine pour unique recours anéantit l’un des principes qui auraient pu, avec d’autres, empêcher le Rêve Américain de voler en éclats : le droit universel à l’élévation, identifiable à la « recherche du Bonheur » que Thomas Jefferson sanctifia en 1776. Selon Arthur Penn, ce cheminement vers la réussite est entravé par des discriminations raciales qui résistent à toutes les mutations politiques[20]. Ces ignominies se font jour dans l’horrible nuit de cristal qu’est la Poursuite impitoyable : en dépit des généreuses déclarations d’intentions, l’Homme noir continue à vivre, au Sud des Montagnes Rocheuses, sous le joug de l’Homme blanc ; citoyen de second ordre, il n’a que la crainte et l’humiliation pour pain quotidien.  Parallèlement à cet outrage à la Démocratie, un second obstacle fait barrage au rêve de promotion pour tous : la reproduction sociale. Ce hideux vestige des temps féodaux occupe une place de premier plan dans Georgia. Ainsi, le sémillant Danilo Prozor se met en tête d’épouser une riche héritière. Il est convaincu que cette union le consolera d’avoir perdu son amour de jeunesse, en l’arrachant à sa triste condition de fils d’ouvrier. Mais le jour de la cérémonie, le père de la mariée tue sa fille et se suicide sous les yeux de l’assistance épouvantée. Le choc émotionnel est d’une rudesse peu commune. Ce qui achève de le rendre intolérable, c’est qu’il envoie aux vivants un message écrit en lettres de sang : aux Etats-Unis comme ailleurs, celui qui naît pauvre est destiné à mourir pauvre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Georgia (Four Friends)

 

            Ces funérailles de l’espoir et de la Justice, Arthur Penn les célèbre en enterrant l’idée même de Progrès. Pour parvenir à ses fins, le cinéaste met à bas un autre pilier de la mythologie Américaine : la Frontière. Little Big Man, clin d’œil ironique à la petitesse du grand Oncle Sam, apparaît ainsi comme le cimetière de toutes les images glorieuses qui ont contribué à faire de la Conquête de l’Ouest un symbole de la Civilisation en marche. Dans cette biographie fictive où le pittoresque est mis au service de la satire la plus acerbe, les prestigieuses Tuniques bleues ne forment par exemple qu’un conglomérat de soudards, toujours prêts à fouler au pied les traités de paix ou à exterminer les hommes, les femmes et les enfants qui ont l’infortune d’avoir la peau rouge. De même, le flamboyant Général Custer (Richard Mulligan) n’est qu’un boucher mégalomane, un psychopathe incompétent qui se laisse piéger comme un novice dans le canyon sans retour de Little Big Horn. Quant à Wild Bill Hicock (Richard Corey), le maître incontesté des tireurs d’élite, il meurt misérablement sous les balles d’un adolescent revanchard. L’itinéraire de Jack Crabb (Dustin Hoffman), le héros du film, n’est que le prolongement tragi-comique de cette piteuse oraison funèbre. Les extravagantes aventures de ce pauvre visage pâle[21] ne sont en effet que des prétextes pour écorcher les figures qui ont forgé la légende du Far West. Sa jeunesse orpheline, le petit homme la passe sous la férule de Madame Pendrake (Faye Dunaway), puritaine typique et Tartufe en jupons qui termine sa carrière de nymphomane dans une maison close. Son premier emploi consiste à cautionner, aux yeux des crédules, la charlatanerie d’un vendeur d’élixirs prétendument miraculeux. Sa carrière prometteuse de « roi du revolver », suscitée par une indéniable maîtrise des armes à feu, s’interrompt brusquement le jour où il défaillit à la vue d’une simple goutte de sang. L’éphémère – et risible – « Kid Limonade » s’oriente alors vers le monde du commerce, pour savourer les joies de la libre entreprise. Hélas, le businessman en herbe est ruiné par un associé sans scrupules. Ecoeuré, il devient alcoolique puis, « homme des bois ». Mais sentant venir la démence, le pitoyable cousin de Davy Crockett et de Jeremiah Johnson s’en retourne vers ceux parmi lesquels il a vécu les premières années de sa vie : les Cheyenne. Mal lui en prend, car en dépit de leur flatteuse réputation, les représentants de cette peuplade ancestrale sont eux-mêmes confrontés à l’affliction permanente. Certains, comme Peau-de-la-Vieille-Hutte (Chief Dan George), le grand-père spirituel de Jack, se distinguent ainsi par un patronyme ridicule. Qu’ils soient efféminés ou esclaves domestiques, les autres font outrage au mythe du Guerrier Indien[22]. Tous ces êtres pathétiques sont voués à l’extinction, en raison de leur inaptitude chronique à s’adapter au monde moderne. Leur déclin, cruellement mis en relief par le suicide raté de leur chef sénescent, achève de faire rimer « Amérique » et « chimérique ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Target

 

            Au regard de ce qui précède, d’aucuns pourraient penser qu’Arthur Penn appartient à cette lignée de réalisateurs, ancienne et foisonnante, qui s’attaque aux valeurs de sa patrie dans le but de défendre un modèle de substitution. Cependant, tel n’est pas le cas. L’auteur d’Alice’s Restaurant est en effet l’un des rares spécimens de la race des désenchantés radicaux. Georgia en administre la preuve irréfutable. La fantasque héroïne[23] de ce film inclassable est ainsi une partisane acharnée de la Contre-Culture, courant de pensée que les « Roaring Sixties » ont élevé au rang d’alternative officielle du Rêve Américain. Or, qu’advient-il de cette vestale enflammée de la cause révolutionnaire ? Après s’être détournée des siens pour mener une existence affranchie des pesanteurs de la Norme, elle retourne humblement vers eux, vaincue par la vie dissolue des Hippies et convaincue que ses idéaux sont morts à jamais. Danilo, son soupirant de longue date, suit une trajectoire similaire. Rétif au conformisme des « petits-bourgeois », le jeune insoumis part à la recherche de l’Amour libre ». Harassé par cette quête sans fin, il finit néanmoins par comprendre qu’il est l’un des individualistes que ses camarades et lui-même se plaisaient jadis à conspuer. De guerre lasse, il fait donc machine arrière et se range docilement aux côtés de la femme qui possède son cœur depuis toujours. Son parcours, à la fois sentimental et politique, est résumé par le refrain entêtant qui accompagne le film :

 

            « Other arms reach after me,

            Other eyes smile tenderly,

            Still in the peaceful dreams I see,

            The road leads back to you,

            Oh, Georgia!”[24]

 

            La chanson est émouvante, comme le sont les retrouvailles des deux héros. Cependant, que nul ne se méprenne sur sa nature profonde : elle n’est rien d’autre que le requiem des derniers rêves de l’Amérique.

 

            Mais si coup de grâce il y a, dans l’œuvre assassine d’Arthur Penn, il se trouve moins dans le Fond que dans la Forme. Le réalisateur a en effet commis un crime de lèse-majesté que peu de cinéastes ont osé perpétrer avec autant d’enthousiasme : démythifier le dieu Cinéma. L’entreprise était aventureuse. Elle était toutefois nécessaire, car sans cette incroyable audace, son instigateur aurait perdu sa légitimité critique et sa crédibilité idéologique. Ainsi, l’Inquisiteur doit savoir soumettre ses propres activités à la Question, sous peine d’être jugé partial. Par ailleurs, un briseur de rêves ne pouvait décemment épargner la vitrine du Rêve Américain. Arthur Penn se devait par conséquent d’aller au terme de sa logique destructrice. Pour faire ce voyage au bout de la subversion, il a pris le parti de rompre la pureté originelle du Septième Art. C’est dans ce but  qu’il a placé le Théâtre au cœur de ses films. Cette transplantation contre-nature est notamment perceptible dans le Gaucher, Miracle en Alabama et la Poursuite impitoyable, habiles adaptations de pièces écrites par Gore Vidal, William Gibson et Horton Foote[25]. Elle consiste essentiellement à s’inspirer de la « règle des trois unités »[26] et à reprendre, en parallèle, les éléments qui ont fait la force et la renommée internationale de Tennessee Williams : l’atmosphère étouffante du Sud des Etats-Unis, l’ambiance délétère au sein des familles ou encore, la mise en lumière des passions les plus obscures de l’Etre humain. Simultanément, Arthur Penn s’est attaché à bouleverser les principaux genres cinématographiques. Avec la savante hardiesse qui l’a toujours caractérisé, il leur a implanté le gène de l’humour, afin de provoquer une mutation fatale à leur configuration traditionnelle. Lorsque Chris Lloyd voit avec effarement son père casanier se transformer en clone de James Bond[27], le film d’espionnage qu’est Target prend ainsi l’aspect d’une parodie. De même, l’excentricité de Lee Clayton et la maladresse de Tom Logan, fermier affligeant et braqueur de train désastreux[28], placent Missouri Breaks à équidistance du western et de la comédie. L’ironie avec laquelle le vieux Jack Crabb relate ses aventures de jeunesse fait également passer Little Big Man de la fresque à la farce. Bonnie and Clyde et Georgia subissent un sort comparable : les mécomptes de leurs héros désaxés bouleversent l’économie générale du road movie et de la chronique sociale[29]. Loin de constituer un outrage dérisoire à la dignité des Arts, ce mélange des genres est un trait de génie. En soulignant le caractère artificiel du Cinéma Hollywoodien, il envoie en effet au Spectateur un message d’une pertinence désarmante : si le rêve Américain était plus qu’un songe désincarné, il se nommerait « réalité »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Bonnie and Clyde

 

   

            Il est bien difficile de conserver un souffle d’optimisme, à l’issue de cette plongée suffocante dans les eaux troubles de la lucidité. Quelques îlots d’espérance continuent pourtant d’affleurer à la surface du sinistre océan. Tel Annie O’Sullivan rendant la vue à la petite Helen Keller, Arthur Penn a ainsi accompli le prodige d’ouvrir les yeux de ses concitoyens sur la situation de leur pays. Il a également réussi l’exploit d’enchanter un large public en le désenchantant par tous les moyens. Suprême performance, il a démontré, à travers le succès ininterrompu de ses œuvres, que les Etats-Unis continuaient à passionner l’Humanité alors même que leur beau Rêve n’est plus qu’un lointain souvenir. N’en déplaise au cinéaste, devenu Saint Patron du réalisme en l’espace de quelques longs-métrages, le doute n’est pas de mise : il y a encore des miracles en Amérique.

 

           



[1] La poursuite impitoyable (The Chase) fut par exemple amputée de nombreuses scènes. Ulcéré par cette mutilation, Arthur Penn renia son film, alors même que ce dernier avait conservé la stature d’un véritable chef d’œuvre.

[2] On la nommera ainsi parce qu’elle se distingue radicalement de la Charge héroïque de John Ford, le plus patriote de tous les réalisateurs Américains.

[3] Dans son second Traité du gouvernement civil, John Locke, le père spirituel de la Constitution Américaine, affirme par exemple que les peuples vivent sous l’empire bienveillant d’une Loi naturelle qui les empêchent de sombrer dans la violence et l’irrationalité.

[4] Républicains au sens philosophique et non, partisan du terme.

[5] Etymologiquement, le policier est celui qui maintient les hommes au sein de la « Polis ». Il les civilise en leur interdisant de tomber dans la barbarie. Chez Penn, l’accomplissement de cette mission relève du vœu pieux.

[6] Futur Billy-le-Kid.

[7] Cette histoire est retracée dans Vers sa destinée (Young Mister Lincoln), un film de John Ford qu’Arthur Penn se plaît, une fois de plus, à prendre à contre-pied.

[8] « L’Etat a le monopole de la violence légitime » est une formule du sociologue Allemand Max Weber, auteur du Savant et le Politique.

[9] L’assassin de Tunstall, paisible vendeur de bétail, n’est autre que le shérif Brady. Le policier indigne travaille pour le compte des puissants éleveurs de la région. Ces derniers mettent tout en œuvre pour éliminer la concurrence.

[10] L’ancien Président Américain est nommément cité par les protagonistes de Missouri Breaks.

[11] « Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont égaux et ont été doués, par leur Créateur,  de droits inaliénables tels que la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur. Les gouvernements sont institués, parmi les hommes, pour protéger ces droits. Ils tiennent leur légitimité du consentement des gouvernés ». Pour parachever la supériorité du Droit naturel sur le Droit positif, le texte ajoute, dans le prolongement de la pensée de John Locke, que le Peuple est fondé à renverser tout gouvernement qui ne respecterait pas ses libertés originelles.

[12] La Souveraineté étant « la compétence de la compétence », c’est-à-dire, le pouvoir de décider en dernier ressort.

[13] Autrement dit, l’enfer qu’étudie Thomas Hobbes dans le Léviathan.

[14] Hannah Arendt file brillamment cette métaphore dans son ouvrage intitulé La crise de la Culture.

[15] Helen a coutume de malmener tous ceux qui refusent de céder à ses caprices. Elle les frappe, les griffe et n’aime rien tant que leur jeter des objets au visage. Cet enfant est aveugle au sens propre comme au sens figuré. Sa cécité vient du fait qu’aucun adulte ne daigne lui donner des repères moraux. Annie O’Sullivan (Anne Bancroft), sa remarquable gouvernante, le comprend instantanément. Elle l’arrache aux griffes de la sauvagerie en vantant sans relâche les bienfaits de l’Autorité. Ici, Arthur Penn procède à des renversements tout aussi audacieux que ceux qui se font jour dans le Gaucher et dans d’autres films : il fait de la victime – en l’occurrence, de l’enfant – un bourreau et des maîtres – c’est-à-dire, des parents – des élèves auxquels il convient d’enseigner les vertus du respect.

[16] Notons que Bubber Reeves, le personnage central du film, n’a pour sa part que du mépris pour ses parents.

[17] Au crédit d’Arthur Penn, le film de Victor Fleming jette un voile pudique sur les sordides réalités de l’esclavagisme, dans les Etats confédérés du Sud.

[18] A un vieux citoyen qui se vante de respecter la Loi, le shérif Calder rétorque, avec une ironie révélatrice : « Alors, nous sommes au moins deux dans cette ville… »

[19] Frère de Clyde.

[20] Mutations qui vont de l’abolition de l’esclavage par Abraham Lincoln à l’élection de Barack Obama à la Présidence des Etats-Unis.

[21] En Français, Little Big Man s’intitule Les extravagantes aventures d’un visage pâle.

[22] Petit Cheval (Robert Little Star) est un homosexuel extraverti tandis que l’impétueux Ours-des-Montagnes (Cal Bellini) vit sous la dictature humiliante de sa femme, l’ancienne épouse de Jack.

[23] Le rôle est tenu par Jodi Thelen.

[24] Le chef d’œuvre de Ray Charles peut se traduire ainsi :

                « D’autres bras se tendent vers moi,

                D’autres yeux me sourient tendrement ;

                Dans les rêves paisibles que je vois, pourtant,

                La route me ramène toujours à toi,

                Oh, Georgia ! »

[25] Pour information, Arthur Penn a mis en scène de nombreuses pièces de théâtre à Broadway.

[26] Unité de temps, de lieu et d’action, caractéristique du Théâtre classique.

[27] Avant de devenir un citoyen sans histoire, Walter Lloyd était un agent de choc de la C.I.A.

[28] A la suite d’une attaque, il fait tomber son butin dans un ravin et manque, lui aussi, de choir dans le précipice.

[29] Notons que Miracle en Alabama, film déjà subverti par sa dimension théâtrale, subit la même « perversion » par l’humour. Ainsi, le mélodrame tourne à la comédie quand Annie O’Sullivan est amenée à encaisser, aussi stoïquement que quotidiennement, les ruades et les coups de poing de l’infernale Helen Keller.




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