La grande peur

Josette Lanteigne
Faut-il craindre la maladie ou apprendre à vivre avec? Publié dans le magazine L'Agora, vol 8, no 3, juin-juillet 2001.

Qu'est-ce que la fièvre aphteuse?

Voici la définition qu'on peut lire sur plusieurs sites Internet: La fièvre aphteuse est une virose grave, extrêmement contagieuse, qui menace les bovins et les porcins. Elle frappe également les moutons, les chèvres, les cerfs et d’autres ruminants. Les éléphants, les hérissons et certains rongeurs sont également sensibles
au virus, mais ne manifestent pas de symptômes cliniques de la maladie: une fièvre et des lésions vésiculeuses sur la langue et les lèvres, dans la bouche, sur les mamelles et entre les onglons. De nombreux animaux se remettent de la maladie, mais restent affaiblis et malingres.
source: Le Factuel, journal de la Faculté de médecine vétérinaire de l'Université de Montréal.


Histoire d'un saucisson

Le Canada est exempt de la fièvre aphteuse depuis 1952. À l'époque, un Européen fut relogé à la suite de la seconde guerre mondiale et vint au Canada travailler sur des fermes, en apportant un saucisson contaminé dans ses bagages. En France, on se rappelle de l'épidémie de 1951. On parlait de la «cocotte», une maladie qui nécessitait des soins attentifs (on lavait les sabots des bêtes à l'eau de Javel et au Crésyl (produit de désinfection), on désinfectait aussi leurs mamelles et leurs aphtes). Bien soignées, les bêtes ne mourraient pas. La production de lait tarissait, mais les bêtes finissaient par guérir. Et l'année d'après, c'était au tour de la ferme voisine d'être touchée… Quoi qu'il en soit, la maladie s'est déclarée dans les fermes de la Saskatchewan où l'homme au saucisson a travaillé. Avant que la flambée de 1952 ne soit maîtrisée, plus de 4000 bovins, porcins, ovins et volailles ont été abattus et enfouis dans des fosses à chaux, 11 municipalités ont été mises en quarantaine, et 42 fermes ont dû être désinfectées au moyen de pulvérisations à haute pression de lessive et d'eau.
Les États-Unis, qui étaient exempts de fièvre aphteuse depuis 1929, ont alors fermé leurs frontières aux importations de viande de bœuf et de bovins vivants canadiens. Une évaluation faite à l'époque des pertes subies par l'industrie chiffrait celles-ci à près de 2 milliards de dollars, sans compter les sommes dépensées par le gouvernement pour le nettoyage et les autres mesures de confinement. En dollars d'aujourd'hui, les pertes seraient de près de 30 milliards de dollars.
La maladie a été maîtrisée et éradiquée en l'espace de quelques mois, grâce à un programme d'identification des bovins mis en place en 1952. La majorité des bovins infectés étaient porteurs d'une étiquette d'oreille qui les identifiait dans le cadre du programme de Santé des animaux. On put ainsi retracer et détruire les animaux qui avaient été en contact avec l'agent infectieux.
source: Bulletin de l'Agence canadienne d'identification du bétail, vol 1, no 3, été 1999.


Les enjeux du débat sur la fièvre aphteuse

Le seul véritable enjeu du débat sur la fièvre aphteuse, c'est la vie de l'animal. D'un côté, les végétariens crient victoire, la nocivité de la nourriture carnée étant maintenant démontrée hors de tout doute. Enfin, soupirent-ils, ces bêtes innocentes vont pouvoir paître en paix, pour peu que l'Homme cesse de fabriquer de la viande destinée à mourir dans son assiette. Que la viande torturée finisse par s'empoisonner et par empoisonner les humains n'a rien d'étonnant, pour un végétarien. Mais la réalité n'est pas si simple. En face, les non végétariens, ceux qui estiment que «la vie doit être vécue pleinement sans se réduire à la subsistance», reprochent aux premiers de manifester plus de compassion pour les bêtes que pour leurs frères humains. Comment oublier que l'économie de communautés entières a été atteinte, de manière peut-être irréparable, par la crise de la viande? Une intervenante anti-veg du forum du CNN sur la fièvre aphteuse ne craint pas de soutenir que de toute manière, pour un végétarien, l'homme étant le cancer sur terre, il serait tout à fait conséquent de dénoncer l'abattage des animaux tout en étant pour l'avortement. Tout en estimant toute vie précieuse, cette intervenante refuse de mettre la vie de l'homme et celle de l'animal sur le même pied; elle préfère croire qu'il est possible de traiter les animaux de ferme humainement et de les abattre humainement, après avoir contemplé leur rumination, leur broutement ou leurs ébats dans les champs. L'animal est mortel, comme l'homme. Un peu plus peut-être? Gandhi disait qu'on peut juger une nation suivant la manière dont elle traite ses animaux… Une autre intervenante soulève la question des massacres d'animaux: ceux-ci sont malades, certes, mais ne meurent pas de la maladie. De plus, celle-ci n'est pas transmissible aux humains. Alors pourquoi ces grands sacrifices d'animaux? Ferions-nous de même si une épidémie grave se déclarait parmi nous?

L'Institute of Animal Health de Grande-Bretagne, qui abrite le laboratoire mondial de référence dans la recherche sur la fièvre aphteuse (situé à Pirbright, dans le Surrey), affirme que cette maladie est actuellement la plus infectieuse qui soit et la plus désastreuse économiquement parlant au monde. Elle peut être véhiculée par l'air à 60 km sur terre et à 300 km sur l'eau. Comme disent les fermiers concernés, ils suffit d'un coup de vent… La vaccination disponible actuellement fournit une protection d'une durée de six mois seulement, dans le meilleur des cas. Comme on connaît sept souches du virus, on a besoin de sept vaccins. Et il faut savoir que les vaccins ne sont pas très stables dans les régions tropicales. On sait que le virus peut muter, et que les animaux vaccinés peuvent demeurer porteurs de la maladie, comme tous les animaux sauvages infectés, qui ne sont pas abattus. De plus, le laboratoire Pirbright ne dispose que de 0.5 million de doses de chaque souche, pour toute la planète. Comme le faisait remarquer Robin Tolbert, un autre intervenant du forum CNN, il suffit de calculer le nombre d'animaux dans le monde, le nombre de sérotypes (7), les virus produits par mutation, les animaux sauvages non vaccinés et porteurs de la maladie, etc., pour comprendre que nous sommes loin d'avoir trouvé la solution. On comprend pourquoi le premier ministre Blair de Grande-Bretagne hésitait encore à ordonner la vaccination massive le 31 mars, bien que l'Angleterre ait enregistré son 845e foyer infectieux et que 910 000 bêtes aient été abattues. Depuis, certains périmètres de vaccination ont été dessinés, sans jamais constituer la solution principale. Si on consulte les rapports des dernières années, force est de constater que la vaccination n'empêche pas les retours d'épizootie de fièvre aphteuse; on a pu constater que la virose pouvait être propagée dans l'atmosphère par des cochons vaccinés et protégés. De plus, les animaux vaccinés étant impossibles à distinguer de ceux qui sont contaminés, c'est toute l'exportation qui s'écroule. Les fermiers refusent donc la vaccination, car elle ne fait que prolonger la crise. Par ailleurs, toutes ces carcasses qui brûlent ou qui attendent de l'être contribuent à la pollution de l'environnement; il est admis qu'elles émettent des produits chimiques cancérigènes. Pour détruire proprement les 2.1 millions de bêtes condamnées, la dernière solution proposée incorpore le napalm à usage domestique.

Mais était-il vraiment nécessaire de condamner ces bêtes? On peut consulter à ce sujet le dossier fièvre aphteuse du site Agrisalon:

«Presque le tiers des cas de fièvre aphteuse déclarés au Royaume-Uni s'est révélé négatif, d'après les tests sanguins pratiqués dans le laboratoire de Pilbright, situé dans le sud-est de l'Angleterre, a confirmé le ministère de l'Agriculture britannique. Selon ces tests sanguins, sur les 1573 foyers de fièvre aphteuse comptabilisés, 450 n'étaient en fait pas touchés par la maladie. De même, sur les 250 troupeaux abattus, seulement 46 étaient concernés par la fièvre aphteuse, soit 18,4 %, rapporte la presse quotidienne britannique.

Ces informations, révélées hier jeudi 10 mai, par Channel Four, et confirmées par le Ministère britannique, ont provoqué la colère des éleveurs, plus particulièrement de ceux qui étaient convaincus de l'absence de fièvre aphteuse dans leurs troupeaux.
En réponse, le Ministère de l'Agriculture britannique a reconnu que l'urgence des mesures à prendre pour circonscrire l'épizootie ne permettait pas d'attendre les résultats des tests sanguins. Par ailleurs, le responsable de l'Association Vétérinaire Britannique, Andrew Scott, a expliqué que "les problèmes ont surgi parce que la plupart des vétérinaires n'avaient pas vu de cas de fièvre aphteuse auparavant".

Ce "mauvais diagnostic", comme le qualifie la presse anglaise, risque d'avoir un coût élevé pour le contribuable britannique. En effet, près de 2 500 000 animaux ont été abattus depuis le début de l'épizootie en février.»
source et suite du dossier: http://www.agrisalon.com/fagb1105.htm

Un article du 12 mai du Guardian Unlimited abonde dans ce sens: «Nous continuons d'utiliser au XXIe siècle une technologie médiévale, celle des bûchers à ciel ouvert. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur l'incinération sécuritaire des animaux… Les Américains disposaient d'une méthode rapide pour confirmer la présence de la maladie en deux ou trois heures, mais on n'a pu l'utiliser en Grande-Bretagne car les scientifiques n'ont pas eu le temps de la tester. Le ministère de l'Agriculture a admis que près du tiers des animaux abattus étaient indemnes de la maladie. Le contribuable devra payer plus de 200 millions de livres en compensation.»
source: http://www.guardianunlimited.co.uk/footandmouth/story/0,7369,489595,00.html


Le mundial de la fièvre animale

Épargnée jusqu'alors par l'épizootie actuelle, la France enregistrait son premier cas fin mars 2001 et elle ne compte toujours que 2 foyers le 19 mai. Bien qu'on espère encore que l'impact sera limité en France, les syndicats rappellent que la maladie n'est pas transmissible à l'homme et demandent aux consommateurs de ne pas accroître la détresse des éleveurs en refusant de consommer de la viande ovine ou bovine. Quant aux commerçants, ils déplorent la chute du volume de leurs transactions depuis la crise de la vache folle et celle, récente, de la fièvre aphteuse. Certains d'entre eux, qui travaillent uniquement à l'exportation, ont perdu jusqu'à 100 % de leur chiffre d'affaires.

La liste des pays indemnes de la fièvre aphteuse de l'Institut international des épizooties (OIE) risque de continuer de subir des modifications. Car on ne sait pas au juste comment cet agent pathogène a pu atteindre les porcs anglais. Par contre, on sait que de nombreuses souches virales de structures différentes existent à la surface du globe. En l'occurrence, la souche qui sévit présentement en Grande-Bretagne est dénommée Pan-Asia, du sérotype 0. Elle est présente un peu partout en Asie et dans la partie sibérienne de la Russie. Elle fut identifiée pour la première fois en 1990, dans le nord de l'Inde. En 1994, on constata sa présence en Arabie Saoudite, et subséquemment, à travers le Proche-Orient et l'Europe. En 1993, on l'avait déjà remarquée au Népal, puis au Bangladesh et au Bhutan. Fin 1999 et début 2000, elle atteint la majorité de l'Asie du Sud. Le potentiel de contamination sur de grandes distances fut démontré en septembre 2000, lorsque le virus pan asiatique de type 0 pénétra l'Afrique du Sud. C'était la première fois que cette souche du virus était détectée sur le continent africain. On pense que la cause principale est l'habitude de donner les déchets de table aux animaux, car le virus peut être transmis par le lait et la viande. Pour une cartographie mondiale du virus en fonction des années, on peut consulter le site du ministère australien de l'Agriculture.

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