Malraux et la question de l'héritage

Jean Larose

Revenons dans le temps, en juin 1935. Le nazisme menace l'Europe. André Malraux est, avec André Gide, un des organisateurs du «Congrès International des écrivains pour la défense de la culture» qui se tient à Paris. Les communistes ont tenté de noyauter le Congrès. Pendant trois jours, une lutte acharnée dresse les communistes contre les «oppositionnels de gauche», autour de l'affaire Victor Serge, militant communiste et écrivain déporté en Sibérie par Staline. Mais quoi, l'ennemi, en ce moment, c'est Hitler; comment se permettre de critiquer l'URSS quand le communisme semble le seul rempart contre le nazisme?

Après bien des péripéties (dont le récit fournirait un compendium de l'histoire intellectuelle de ce siècle), André Malraux prononce enfin, le dernier soir, le discours de clôture: «On a beaucoup parlé ici de maintenir la culture. Mais ce qu'il y a peut-être de plus fort dans ce Congrès, c'est qu'il nous fasse comprendre que ce n'est pas ainsi que la question doit être posée. Je m'explique.» On attend un appel à l'unité des intellectuels progressistes contre le nazisme. La salle est fiévreuse, les écrivains, déchirés, éprouvent dans leur chair, de tous leurs nerfs, qu'ils vivent une heure vertigineuse de l'histoire humaine, que du combat contre le fascisme dépend l'avenir du monde. André Malraux, donc, s'explique: «Lorsqu'un artiste du Moyen Âge sculptait un crucifix, lorsqu'un sculpteur égyptien sculptait les figures des doubles funéraires…» On imagine la stupeur des camarades: dans l'urgence antifasciste, Malraux leur propose une réflexion sur la statuaire de l'Égypte pharaonique; il invoque le désenchantement qui les a transformées, pour nous modernes, en œuvres d'art, alors qu'elles étaient, pour ceux qui les créèrent, des figures sacrées; il dit que c'est à la condition que le sens qui a présidé à leur fabrication se retire d'elles, comme le sang d'un corps, que l'art a pu apparaître; et surtout que seule notre passion pourra faire sortir de l'insignifiance une statue morte, lui insuffler la vie d'une œuvre d'art. «Jusque là, elle restera comme une grande statue aux yeux blancs devant qui défile un long cortège d'aveugles. Et la même nécessité qui dirigera vers la statue l'un des aveugles leur fait à tous deux ouvrir les yeux en même temps.» Il jette alors aux communistes: «L'héritage ne se transmet pas, il se conquiert. Camarades soviétiques, ce que nous attendons de [vous], c'est que [la] nouvelle figure [des œuvres d'art] leur soit une fois de plus arrachée. (…) Une œuvre d'art, c'est une possibilité de réincarnation. (…) Et il s'agit pour chacun de nous de recréer dans son domaine propre, par sa propre recherche, pour tous ceux qui cherchent eux-mêmes, l'héritage de fantômes qui nous environne – d'ouvrir les yeux de toutes les statues aveugles – et de faire, d'espoirs en volonté et de jacqueries en révolutions, la conscience humaine avec la douleur millénaire des hommes.»

Pour moi, le Malraux de ce soir-là, l'intempestif, incarne l'intellectuel de manière exemplaire, et pourquoi, dans notre civilisation, grâce à la culture, et singulièrement à la littérature, il a pris le relais des prophètes. Car s'il lance un appel contre le nazisme, ce n'est pas, au grand dam des militants éberlués, pour le communisme, mais au nom de ce qu'il espère – encore à cette époque – que la révolution communiste pourra aider à réaliser: une nouvelle Renaissance. Du même coup, il définit ce que c'est, une Renaissance : «L'héritage ne se transmet pas, il se conquiert.» Toute Renaissance est une relecture. Après le désenchantement qui a rompu la transmission d'un héritage culturel, relire permet de «faire la conscience humaine avec la douleur millénaire des hommes».

(…)

Par-dessus le sens reçu – ce sens que j'avais reçu – de l'intellectuel, Malraux (qu'il faut relire) définit, pour le présent, la valeur de l'héritage culturel, c'est-à-dire en quoi sa méditation sur la statuaire égyptienne ou les Pensées de Pascal, autorise un écrivain à se mêler des affaires du monde, à engueuler le tyran, à reprocher au peuple sa légèreté, son aveuglement, sa bêtise. Engagé dans la guerre d'Espagne aux côtés des républicains, Malraux ne se contente pas, si l'on peut dire, de mitrailler l'ennemi, il écrit un roman, il tourne un film. Pendant l'événement même. Certain jour, il arrive que l'avion à bord duquel on était en train de filmer une scène doive se défendre contre un appareil de l'aviation franquiste. Il faut laisser la caméra, reprendre la mitrailleuse. Mais la mitrailleuse ne suffit pas, la caméra, la plume sont nécessaires pour que la lutte garde son sens, qui est celui de l'héritage au nom duquel on se bat et des conditions nouvelles, renaissantes, auxquelles il sera possible de le transmettre.

Aujourd'hui, l'intellectuel qui ne garde pas à l'esprit la question de l'héritage est perdu. À l'accusation de passéisme, au reproche d'élitisme, il n'a rien à répondre, s'il n'a conservé en lui une culture vivante. Mais qu'est-ce aujourd'hui qu'une culture vivante?

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