Silence, on coule

Daniel Laguitton

Ce silence est celui qu’impose le confort intellectuel quand le Titanic coule. Le bal doit suivre son cours. Éric Fromm : « L’affaiblissement de notre instinct de survie a encore une autre explication : c’est que les changements de vie indispensables seraient si rigoureux que les gens préfèrent la future catastrophe aux sacrifices qu’ils devraient consentir dès maintenant »: Sortir de la caverne, échapper à l'idéologie, Daniel Laguitton voit dans la formule « to think out of the box », «penser hors de la boîte », une bonne synthèse de ces appels à la pensée libre.

 Je lisais récemment dans un prestigieux mensuel un dossier dont plusieurs articles bien documentés analysaient sous tous les angles le mouvement des « gilets jaunes » qui ébranle la France et ses institutions depuis quelques semaines. Les ressemblances et les différences entre ce mouvement et les principaux mouvements insurrectionnels ou révolutionnaires des siècles derniers comme le Front populaire de 1936 et la Révolution de 1789 y étaient aussi passées en revue.

Au-delà du plaisir associé à la lecture d’articles bien troussés, j’ai toutefois ressenti, en refermant ces pages, un malaise indéfinissable mais bien réel frisant la déprime. J’ai donc mariné jusqu’au soir dans mon insatisfaction et, la nuit portant conseil, ce n’est que le lendemain matin qu’il m’a semblé en comprendre la cause.

L’expression anglaise « to think out of the box » n’a pas d’équivalent en français, même si on la traduit souvent par « sortir des sentiers battus ». Signifiant, à la lettre, « penser hors de la boîte », elle allie les notions de libération (« hors de ») et de séquestration (« la boîte »), alors que la locution française équivalente n’évoque qu’un vague passage vers des chemins moins fréquentés. Or, c’est précisément la notion de séquestration de la pensée qui m’a semblé dominer l’impression laissée par la lecture du dossier en question tant les analyses proposées du mouvement des gilets jaunes me semblaient être prisonnières de la boîte mentale associée au système socio-économique actuel. Toutes les réflexions et tous les arguments présentés me semblaient en effet assujettis à une préoccupation qui, si elle est rarement explicite, n’en reste pas moins la toile de fond de la plupart des réflexions sur l’avenir de l’humanité et de la planète Terre, y compris, malheureusement, dans le domaine de l’écologie : comment éviter les conséquences néfastes de notre manière d’habiter la Terre sans changer nos habitudes ?

L’espoir de pouvoir maintenir certaines habitudes toxiques tout en obtenant des effets différents constitue le nœud gordien de la souffrance des personnes prisonnières de dépendances (alcoolisme, toxicomanies, etc.). Le thérapeute américain Earnie Larsen (1940-2011) a résumé ce dilemme dans une formule emblématique dont des airs de lapalissade ne doivent pas masquer la pertinence : « If nothing changes, nothing changes », autrement dit, si aucun comportement n’est modifié, rien ne changera, les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets.

En tentant de visualiser la prison mentale qui conditionne si souvent notre vision et qui me semblait si manifeste dans les articles du dossier mentionné plus haut, l’image d’un soulèvement à bord du Titanic s’est imposée où des passagers portant des gilets de sauvetage jaunes montaient des étages inférieurs et venaient troubler l’ambiance paisible des niveaux supérieurs, s’en prenant même à la cabine de pilotage et au capitaine. Aussi valides qu’aient été, dans mon cinéma mental, les doléances de ces gilets (de sauvetage) jaunes, et aussi semblables ou étrangères à celles des passagers d’autres navires et d’autres époques, elles restaient sans rapport direct évident avec le drame qui se préparait en mer alors qu’un vaisseau propulsé par l’hubris de ses constructeurs et de ses armateurs, et confié à un équipage plus soucieux du confort des passagers de première classe que des besoins élémentaires de ceux des ponts inférieurs maintenait le cap en dépit des mises en garde de lanceurs d’alarme capables de penser « hors de la boîte ».

Le psychanalyste Erich Fromm (1900-1980) et l’historien des cultures et écothéologien Thomas Berry (1914-2009) sont, en ce sens, deux des nombreux « penseurs libres » qui ont clairement pressenti que le navire socio-économique dont nous sommes tous passagers se dirige vers un dangereux champ de glace.

Dans une section intitulée « Existe-t-il une alternative à la catastrophe », l’auteur du célèbre « Avoir ou être : un choix dont dépend l’avenir de l’homme » écrivait en effet en 1976 : « Ce qui est presque incroyable, c’est qu’aucun effort sérieux n’ait été entrepris pour échapper à ce qui semble être la loi finale du destin. Alors que dans la vie privée seul un fou resterait passif en présence d’une menace dirigée contre son existence, les responsables des affaires publiques ne font pratiquement rien, et ceux qui leur ont confié leur sort continuent eux aussi de ne rien faire ».

Fromm voyait trois raisons principales à cette passivité, la première étant que « les dirigeants comme les dirigés anesthésient leur conscience et leur désir de survie en donnant l’impression qu’ils connaissent la route et qu’ils se dirigent dans la bonne direction ». La deuxième est ce que Fromm qualifie de pilier de l’éthique contemporaine, à savoir l’égoïsme et l’ignorance qui en résulte, étant donné que « la cupidité (comme la soumission) rend les gens stupides dans la mesure où la poursuite de leurs véritables intérêts est concernée ». Il formule ainsi la troisième : « L’affaiblissement de notre instinct de survie a encore une autre explication : c’est que les changements de vie indispensables seraient si rigoureux que les gens préfèrent la future catastrophe aux sacrifices qu’ils devraient consentir dès maintenant ». C’était il y a plus de quarante ans !

La postface de la percutante radiographie sociale proposée par Erich Fromm dans Avoir ou être dans le cadre de la collection World Perspectives présente toutefois une note d’espoir signée par l’éditrice de cette collection, Ruth Nanda Anshen qui écrit : « La thèse soutenue par World Perspectives est que l’homme, malgré sa captivité apparente à la fois spirituelle et morale (je souligne ici cette définition de “la boîte”) pourra finalement placer la race humaine au-dessus et au-delà de la peur, de l’ignorance et de l’isolement qui l’accablent aujourd’hui. C’est à cette conscience en gestation, à ce concept de l’homme issu d’un univers perçu à travers une vision toute nouvelle de la réalité que se consacre World Perspectives ». Parmi les nombreux auteurs ayant tenté d’induire la libération « de la peur, de l’ignorance et de l’isolement » dont il est question en contribuant à cette collection, mentionnons : Konrad Adenauer, Dom Helder Camara, René Dubos, Mircea Eliade, Ivan Illich, Jacques Maritain et Paul Tillich.

L’historien des cultures et écothéologien Thomas Berry est le second auteur qui me servira d’exemple comme penseur « hors de la boîte ».

Dans The Dream of the Earth, (1988) (en français Le rêve de la Terre, traduction en cours de publication) on lit en effet ceci : « Ce qui est exigé de nous est une capacité d’écoute de ce que la Terre a à nous dire. En tant qu’organisme global, la Terre s’autogouverne et le degré de sensibilité dont nous devons faire preuve envers elle doit pouvoir nous permettre de réaliser les dangers que recèle l’avenir où nous nous engouffrons. Nous sommes à un moment crucial de notre évolution. Il ne faudrait toutefois pas croire que nous sommes les seuls à déterminer le cours des choses. L’avenir de la communauté planétaire repose sur l’unité organique fonctionnelle de la planète et de tous ses membres, qu’ils soient de nature géologique, biologique ou humaine ».

Tout au long de ce canon d’écologie intégrale, Thomas Berry affirme et démontre que sans une réintégration au sein du processus planétaire global [processus que l’Encyclique Laudato Si (2015) désigne sous le nom de « maison commune »], l’humanité n’a pas d’avenir. « La communauté humaine n’a d’avenir que dans le contexte des processus sans cesse renouvelés de la nature. Ne pas le reconnaître fait de l’économie une activité mortelle », écrit-il en précisant que « Le changement requis consiste à passer d’un anthropocentrisme profiteur à un biocentrisme de participation. Ce changement va plus loin qu’un environnementalisme qui resterait foncièrement anthropocentrique dans la mesure où son objectif ne serait que de limiter les effets délétères de la présence humaine sur l’environnement ». Maintenir certaines habitudes tout en espérant des effets différents n’est donc pas davantage dans les cartes pour Thomas Berry que pour Erich Fromm.

Reconnaissant implicitement lui aussi que les changements de vie indispensables seraient si rigoureux que les gens préfèrent la future catastrophe aux sacrifices qu’ils devraient consentir dès maintenant, Berry envisage même une voie de sortie périlleuse de l’impasse actuelle : « La tension résultant de la situation actuelle doit même être délibérément intensifiée de manière à rendre évidentes les racines de la situation destructive en cours, car c’est seulement lorsque les causes deviennent douloureusement claires qu’un changement décisif peut avoir lieu. La douleur associée au changement doit être moindre que celle associée au statu quo ». T.S. Eliot, dans sa Tétralogie l’a dit en un seul vers : « Avant que d’aller mieux, il nous faut aller pire ».

La métaphore du Titanic est directement évoquée par Thomas Berry en ces termes : « L’histoire du Titanic et de son premier voyage peut servir de métaphore pour illustrer la difficulté d’un tel changement d’orientations fondamentales. Bien que la présence d’icebergs ait été abondamment documentée, l’itinéraire avait été fixé et personne ne voulait changer de cap. La confiance en la robustesse du navire étant totale, on se contentait de gérer les mille autres problèmes associés au bon déroulement du voyage. Si je mentionne l’histoire du Titanic, c’est en tant que parabole illustrant le fait que, même dans des situations précaires, l’énergie requise pour effectuer les changements de comportement qu’exigent les circonstances nous fait souvent défaut. Nous pensons avoir encore du temps pour changer de cap et pour troquer notre économie de pillage pour une économie écologique viable ». Cette invitation à attacher nos ceintures... de sauvetage est donc lancée depuis plus de trente ans !

Pour conclure : tant que le navire socio-économique sur lequel nous espérons traverser le XXIe siècle restera régi par ce que le psychologue définit comme « l’égoïsme généralisé » et que l’historien des cultures nomme « anthropocentrisme », nous fonçons à pleine vapeur vers l’iceberg de l’effondrement d’une civilisation industrielle insoutenable. Et puisqu’il nous faut reconnaître que bon gré, mal gré, chacun d’entre nous contribue, à sa manière et à des degrés différents, à la propulsion du navire, au lieu d’imaginer ce vaisseau comme un arrogant bateau à vapeur, il serait sans doute plus juste de visualiser notre prison flottante comme une véritable galère.

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