Les avatars de Dieu

Jacques Dufresne

Première version de l'article : 2012. Mise à jour 2020.

Nous étions amis, nous avions vingt ans, nous avions lu Nietzsche, nous étions implacables. Le conférencier devant nous, sûr de posséder la vérité, plus thomiste que saint Thomas, semblait croire en sa propre infaillibilité. Sortons vite, me dit mon ami : «si un tel homme possède la vérité, je me range définitivement du côté de l’erreur.»

L'ère du soupçon

 Ce fut notre entrée dans l’ère du soupçon : désormais pour croire en Dieu, il faudrait aussi croire en l’homme qui en témoigne. On présume que cet homme cesse d’être digne de foi si, par exemple, on a de bonnes raisons de penser qu'un besoin de sécurité affective inavoué le pousse à chercher refuge en Dieu.

Pendant que les sciences humaines nous remplissaient ainsi de soupçons sur l’homme témoignant de la vérité, les sciences physiques nous rendaient sceptiques, nous remplissaient de doutes sur la Vérité elle-même. Au fur et à mesure que les savants progressaient dans leur connaissance de la chaîne des causes, Dieu régressait vers une transcendance si lointaine qu'on pouvait le confondre avec le néant, acquérir la conviction qu'il était vraiment mort.

Le vide ainsi créé fut rempli par l’homme (les candidats déclarés à la succession sont nombreux : les milliardaires, les vedettes de la scène et de la science) et par les œuvres dont l’homme est à la fois l’auteur et le modèle, tels le robot, les fusées, et tous les gadgets réputés à tort intelligents. Autant d’avatars de Dieu aptes à entrer dans un nouvel Olympe n’ayant rien à envier à l’ancien par ses mœurs et ses querelles.

Pendant ce temps disparaissait l’admiration, qu'il faut bien se garder de confondre avec le narcissisme fondant le culte de la vedette. Quant à l’avatar par excellence, le hasard, que la nouvelle science place si facilement à l’origine de tout, il est lui aussi à notre image : il est le parfait reflet de l’indétermination de nos esprits.

Né chrétien, sans pouvoir même imaginer qu'on puisse naître sous un autre signe que celui de l’étoile de Nazareth, je n’ai jamais cessé de croire en Dieu, dont l’existence me paraissait mieux assuré que celle du sol sur lequel je marchais. Mais aussi loin que remontent mes souvenirs de personne raisonnable, j’ai toujours porté en moi un pôle négatif, que l’on assimilait tantôt au paganisme (mon culte du soleil invisible m’incitait au culte du soleil visible) tantôt à l’athéisme :«De deux êtres qui n’ont pas l’expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut-être le plus près.» Cette pensée de Simone Weil est l’un des textes que j’ai cités le plus souvent.

J’ai bien vite remarqué qu’il y avait deux poids, deux mesures dans mon jugement : mon pôle négatif était plus critique à l’endroit de mon pôle positif que l’inverse. Le soupçon  ambiant m’avait envahi à un point tel que je m’obligeais à me rendre à  moi-même en tant que croyant des comptes auxquels je ne m’estimais nullement tenu en tant qu’incroyant. Il allait de soi à mes yeux que le fardeau de la preuve appartient au croyant,  l’incroyant étant crédité au départ de mobiles transparents. J’avais adopté, intériorisé  l’esprit dénigreur de notre temps contre lequel Albert Camus m’avait pourtant mis en garde: «Je m’efforce, disait-il, de ne pas mépriser ce à quoi je n’ai pas accès.»

Le soupçon retourné contre l'incroyant

 Mais en toute logique, en toute justice même, devait venir un jour où nos soupçons et nos doutes se retourneraient contre les avatars de Dieu et leur genèse, et où l’on réapprendrait à mépriser ce à quoi on a trop facilement accès. Ce qui constituerait le second moment d’une dialectique où devenus aussi critiques à l’égard des avatars de Dieu qu'à l’égard de Dieu lui-même, nous accéderions à une synthèse où nos soupçons et nos doutes purifieraient notre admiration au lieu de se substituer à elle.

J’ai eu le sentiment que nous étions enfin de plain-pied dans cette nouvelle ère en lisant le dernier livre de Chantal Delsol : L’Âge du renoncement.

Je reviendrai à ce livre après un détour qui servira d’introduction à mon commentaire; un détour par un auteur dont je ne savais pratiquement rien il y a quelques mois et que je considère aujourd’hui comme un grand psychologue : Basile de Césarée

La méfiance à l’égard du ressentiment est l’un des traits marquants de l’ère du soupçon. L’analyse de cet état d’âme, amorcée par les moralistes français du grand siècle, reprise par Nietzsche, complétée par Klages et Scheler, a eu une multitude d’échos au cours du dernier siècle et notamment dans deux ouvrages récents. 1

Ils sont trop verts, dit le renard , à propos des raisins qu'’il ne peut pas atteindre. C’est le premier moment du ressentiment : on dénigre la réalité au lieu d'avouer son impuissance à s’élever jusqu’à elle. Dans le cas de la fable , c’est une réalité concrète qui est en cause, mais le dénigrement peut s’étendre jusqu’à la négation d’une Idée : si le raisin n’est pas mûr, ne serait-ce pas parce que la maturité est une illusion? En niant l’Idée qui est aussi un idéal, on renforce un mensonge à soi-même destiné à protéger une estime de soi menacée par un sentiment d’impuissance toujours sur le point de faire irruption dans la conscience.

C’est ainsi que le ressentiment sous sa forme extrême s’attaque aux racines mêmes de la faculté d’admiration. C’est ce qui a incité Max Scheler à le dénoncer si finement, devenant par là un précurseur du retournement du soupçon, mais chez Nietzsche, qui a donné le ton, le ressentiment est le plus souvent associé à une insuffisance poussant celui qui en est affligé à chercher refuge dans la vertu.

De ces analyses, il faut retenir que l’accès à la vertu ne peut être complet que s’il s’accompagne de la plus grande transparence psychologique. Il ne suffit plus de poser des actes vertueux pour prétendre à la vertu, il faut aussi être probe, pour employer un mot cher à Nietzsche.

J’ai cru que cette union de la morale et de la psychologie pour constituer la probité et l’authenticité était un apport original de l’ère du soupçon; jusqu’au jour où, touché par les propos élogieux de John Newman sur saint Basile(329-379), je me suis hasardé à le lire, en dépit du fait que son extrême ascétisme m’éloignait de lui. J’ai découvert, j’ai lu et relu son homélie sur l’envie et ce fut l’enchantement. À ma connaissance, aucun représentant de l’ère du soupçon n’a décrit, dans un style aussi vivant, aussi mordant, le mensonge à soi-même commun à ces deux vices jumeaux que sont l'envie et le ressentiment.

«Le visage seul de l'envieux décèle le mal intérieur qui le consume. Ses yeux sont desséchés et obscurcis, ses joues pendantes, son sourcil renfrogné; son âme agitée et troublée est incapable de discerner la vérité. Il ne sait, ni louer une action vertueuse, ni applaudir une éloquence forte et brillante, ni admirer ce qui est le plus digne de notre admiration. Semblables aux vautours qui, dédaignant les prairies et ces lieux agréables d'où se répand une odeur suave, se portent avec impétuosité vers l'infection et la pourriture; semblables encore à ces mouches qui laissent les parties saines pour se jeter sur un ulcère, les envieux ne regardent pas même ce qu'il y a de beau et d'éclatant dans la vie des hommes; ils s'attachent à ce qu'il y a de faible et de défectueux. Si l'on commet quelques fautes, qui sont inévitables vu la fragilité humaine, ils ont grand soin de les divulguer, et c'est par-là qu'ils veulent que les autres soient connus; comme ces peintres malins et grotesques, qui faisant le portrait d'un homme, le font remarquer par un nez de travers, par une loupe, une bosse, par quelque défectuosité et mutilation qui viennent de la nature ou d'un accident. Ils sont admirables pour mépriser ce qu'il a de plus digne de louanges en le prenant du mauvais côté, et pour décrier une vertu par le vice qui l'avoisine. Le courage à leurs yeux est témérité, la sagesse stupidité, la justice dureté, la prudence artifice; l'homme magnifique est fastueux, le libéral est prodigue, l'économe est avare: en un mot, ils ne manquent jamais de donner à chaque vertu le nom du vice qui lui est opposé.» Source

C’est à l’envie, précise Basile, que le Christ doit sa condamnation à mort, mais par là il ne s’en prend pas tant aux Juifs qu’à un mal commun à tous les hommes, mal qui au quatrième siècle se manifestait d’abord par l’arianisme, doctrine selon laquelle le Christ ne pouvait pas être à la fois homme et Dieu. Par son homélie, Basile retourne les armes du soupçon contre les incroyants et nous fait découvrir par là ce que pouvait être une psychologie théocentrique, par rapport à la psychologie anthropocentrique d’aujourd’hui.

La psychologie théocentrique est celle où, on s’efforce d’éliminer de l’âme les scories qui étouffent en les sentiments positifs, tels l’admiration et la reconnaissance, lesquels sont les préludes et les conditions de l’amour et de l’adoration. Une telle cure ne vise pas la normalité, elle est ordonnée à la perfection. La psychologie vient alors au secours de la morale pour l’aider à libérer l’âme des obstacles aux plus hautes manifestations de l’amour : la contemplation, l’extase…

Ce que l’on cherche et ce que l’on voit dans la psychologie anthropocentrique est bien différent et varie en fonction du but que chaque psychologue assigne à la vie humaine. On vise souvent une normalité que l’on reconnaît au fait qu'une personne est apte à retourner au travail et dans son milieu de vie, après un congé de maladie. On estime souvent nécessaire dans ce contexte de rétablir l’estime de soi, ce qui nous rapproche du combat contre l’envie. Au lieu toutefois de présumer que l’estime de soi repose sur la capacité d’admirer et que par suite on y accède en purgeant l’âme de l’envie, on s’efforce plutôt de créer un climat d’égalité qui, en réduisant les occasions de se comparer à autrui, dispense l’estime de soi d’avoir à combattre l’envie pour s’affirmer.

L'Âge du renoncement

«L’envie, disait Hugo, a l’éblouissement douloureux.» Basile, quinze siècles auparavant, disait aux arianistes : c’est votre envie qui vous empêche d’adorer Dieu dans l’homme appelé Jésus. Dans l’Âge du renoncement, la réflexion de Chantal Delsol gravite autour de la Vérité telle que la concevait et l’aimait Basile : Un Dieu unique incarné. Les philosophes régnants dit-elle ont renoncé à la Vérité, ou du moins à sa transcendance. Ils reviennent – c’est la thèse centrale du livre –  aux écoles antérieures au christianisme.«Le passage de la souveraineté du vrai à celle de l’utile répond à la transition de la royauté de Dieu à celle de l’homme.»2

Dans l’antiquité grecque, Platon avait cherché la Vérité, plusieurs de ses écrits annoncent même la mystique chrétienne. Le Juste de la République ressemble étonnamment au Christ. Un pont enjambant les écoles philosophiques suivantes devait ensuite réunir, tout naturellement, Platon et la chrétienté naissante. Philon d’Alexandrie était un disciple de Platon. La tendance actuelle, soutient Chantal Delsol, n’est pas de remonter jusqu’au Platon mystique, comme l’avait fait Simone Weil, mais de s’arrêter aux écoles intermédiaires : stoïcisme, épicurisme, cynisme, ayant en commun l’immanence de Dieu, le panthéisme et, dans le cas de l’épicurisme, l’idée très contemporaine du hasard à l’origine de toute chose.

Voici un passage saisissant du livre, où les philosophes à la mode, dont l’un des traits communs est de mépriser le dernier homme de Nietzsche, sont l’objet d’une critique qui les apparente à ce dernier homme :

«Le sage contemporain doit être, comme tous les sages du monde, un renonçant. Renonçant aux croyances illusoires, aux ions sauvages et aux besoins superflus qui pourraient susciter passions ou croyances, il s'emploie à cultiver ses légumes et à contempler les couchers de soleil, à s'occuper de ses proches et à rendre service à ses voisins. Il ne cherche pas midi à quatorze heures : ce serait dangereux. S'il parvient à être épicurien, il exulte en accomplissant les gestes quotidiens, car tout le prix que ses ancêtres accordaient à des illusions, il l'accorde à la vie, il est austère et gai. Un rien le comble. Il défend la puissance zéro, honnit les ambitions qui sauraient le porter au-delà de soi, et dévalorise ce qui lui paraît hors d'atteinte. Il vit à la campagne, car c'est seulement dans les villes que l'on nourrit des projets porteurs de troubles intérieurs et de déceptions programmées. Il rit à l'idée ancienne que ses ancêtres voulaient changer le monde, ses projets à lui ne dépassent guère le temps court, et son existence morcelée ne risque pas l'idée d'une longue trajectoire où s'engouffre le souci. II n'attend rien de la vie que de vivre. Il a rabaissé ses prétentions à ce point qu'aucune amertume ne le guette plus. Il atteint le bonheur par coupes sombres de tout ce qui risquait de le menacer. Les adversités ne le guettent pas, car il n'attend rien. Il est zen, affirme-t-il. Il ne veut que ce qui se trouve à portée de sa main. Amor fati. » 3
Ce livre contient de nombreuses réflexions sur la sagesse, dont la somme constitue une contribution majeure à l’universel débat sur ce qui distingue le sage du héros, du génie et du saint.

«Le resurgissement périodique de la sagesse dans le monde chrétien traduit la modération de cette ferveur combattante pour une fois toujours si menacée par le doute. Le sage est le contraire du croyant, mais aussi son exutoire et son contrepoison.» 4

«La sagesse s’épanouit dans la retombée de la ferveur et en ce sens elle s’apparente à la mélancolie spinoziste.» 5

Dans les réserves de Chantal Delsol sur la sagesse, réserves mêlées d’admiration, on chercherait en vain un venin semblable à celui dont Michel Onfray imprègne ses propos contre la Vérité, le Dieu unique. Est-ce parce qu’elle se sent elle-même envahie par la nouvelle atmosphère ou parce que, en bonne chrétienne, elle ne répond jamais à la gifle par la gifle, à aucun moment one sent chez elle d’acrimonie contre les responsables de l’effondrement qu'elle déplore.

Elle ne cherche pourtant pas la paix dans le consensus. L’un et l’autre sont plutôt à ses yeux des symptômes du mal qui ronge les sociétés ayant tourné le dos à la vérité. «Nous ramperons dans une fange indivise à l’état de reptile pacifique», avait prophétisé Chateaubriand. Chantal Delsol adopte un ton semblable quand elle traite le même sujet.

Sous couvert d’humour nous sombrons en ce moment, dans de nombreux pays occidentaux, dans un cynisme étroitement apparenté à celui de Diogène et de Zénon. «L'école cynique préconise l'indifférenciation entre l'hétérosexualité et l'homosexualité sous toutes ses formes; la mise à la disposition de toutes les femmes à tous les hommes ; l'inceste; la prostitution et le proxénétisme ; la femme sans féminité et sans pudeur, vêtue comme un homme; l'anthropophagie, notamment en famille ; l'usage des corps des morts comme de débris. Ces transgressions ne sonnent pas seulement comme les provocations de gens ironiques. Elles sont justifiées par le nécessaire ensauvagement : les hommes doivent redevenir semblable aux animaux. D'où le kunos, le chien, qui donne son nom à l'école. Revenir à l'animalité, c'est se rapprocher des dieux, en tout cas du sacré, identifié avec le naturel. »6

Certes Chantal Delsol présente ici les cyniques et non sa propre pensée, mais par diverss indices dans son livre, elle nous donne à penser que l’actuel retour à la nature est un ensauvagement. Par là, elle discrédite bien des œuvres  hautement et finement civilisées,  celles de René Dubos, par exemplem de Schumacher, de Bernard Charbonneau, de Jacques Elllul, d’Ivan Illich. En ironisant sur les partisans de la croissance zéro, elle prend implicitement le parti des transhumanistes, en mettant l’accent sur le retour à l’animalité, elle renvoie dans la marge un phénomène mille fois plus manifeste et infiniment plus inquiétant : le glissement de l’homme vers la machine. On peut interpréter de bien des façons l’intérêt, souvent poussé jusqu’à la compassion, de nos contemporains pour les animaux. Chantal Delsol nous dit en substance que la régression de l’homme vers l’animal résulte du fait que l’homme a renoncé à sa dignité, à sa royauté au sommet de la création. Cette interprétation conforme à une solide tradition à l’intérieur du catholicisme conserve une certaine pertinence, mais il y a au moins une autre interprétation beaucoup plus adéquate. Entourés de machines qui lui ressemblent de plus en plus et auxquelles il ressemble lui-même de plus en plus, les humains qui possèdent un reste de vie en eux se tournent, comme le tournesol vers le soleil, vers toutes les formes de vie authentiques et nourricières. Vu sous cet angle, le retour à la nature n’est pas un ensauvagement, c’est un ressourcement. Faudrait-il ranger Marguerite Yourcenar parmi les ennemis de la civilisation parce qu'elle a défendu les droits des animaux? On ne revient d’ailleurs jamais à la nature parce que comme les eaux du fleuve d’Héraclite elle est en perpétuel changement. Il faut toutefois revenir à la limite, l’un des invariants sous-jacents au changement de la nature.

Vérité et Vie

«Ni le soleil, ni la mort ne se regardent en face», disait Héraclite, à quoi il faut ajouter la limite. Ni le soleil, ni la mort, ni la limite ne se regardent en face. Notre époque confirme cette vérité. Le soleil dont parle Héraclite c’est le Dieu unique, c’est le soleil invisible. Chantal Delsol a bien raison de dire que nous avons renoncé à le regarder en face. Quant à la mort, jamais l’homme n’en a détourné son regard avec autant de prétention qu'aujourd’hui. Jamais on n’a vu tant de savants influents se prendre littéralement pour Dieu. Jamais le pacte millénariste entre la techno science et l’immortalité sur terre, sur disque dur ou autrement, n’a eu la force qu'il a aujourd’hui. Avec la mort, c’est la limite sous toutes ses formes que l’on rejette. Et cela ne peut plus durer.

La grandeur de la Grèce antique tient au fait qu'on sut alors regarder en face et le soleil – les oeuvres de Pythagore et de Platon le prouvent bien  – , et la mort, qui est l’essence des tragédies, et la limite, qu'on a assimilée au beau et au bien tant on y était attaché. On peut en dire autant du Moyen Âge roman, et même davantage. Où et quand avait-on regardé le soleil en face et avec autant d’amour?

Chantal Desol semble rattacher l’idée grecque de limite au temps cyclique, auquel elle préfère «le temps fléché» hérité de la tradition juive. On est tenté de lui donner raison car au temps fléché est lié cet espoir de rendre le monde meilleur dont la civilisation est l’œuvre. Mais on est aussi obligé sinon de lui donner tort, du moins de la mettre en garde contre ses propres idées, car le temps fléché actuel emporte l’homme vers la machine.

Il faut orienter la flèche vers une autre fin, mais comment faire? Le Christ a dit : Je suis la Vérité et la Vie. Chantal Delsol a pris le parti de le défendre en tant que Vérité, mais qu’est-ce que la Vérité sans la Vie? C’est la machine, logique ou matérielle. Elles sont indissociables l’une de l’autre. La poursuite du glissement vers la machine c’est la fin lente pour les hommes et pour l’humanité en tant que composés vivants, cette fin que Hans Jonas a si vivement pressentie. La régression, ou plutôt la remontée vers la vie enferme bien des pièges, dont le risque d’un retour à une animalité réduite aux instincts primaires, elle n’en n’est pas moins le passage obligé vers une régénérescence qui est la condition d’un rapport authentique au Dieu vivant et vrai.

Qu'est-ce que l’union de la Vérité et de la Vie dans un même être, sinon une variante de l’Incarnation, dont les autres variantes sont l’union de l’âme et corps dans l’être humain, et celle de l’inspiration et de la matière dans la beauté des œuvres d’art et de la nature Puisque le temps cyclique nous prive de l’espoir d’améliorer le monde et l’homme,  puisque le temps fléché nous réduit à le transformer en machine, il ne nous reste plus qu'à nous tourner vers le temps centré, centré sur l’Incarnation. Le sens de l’histoire, nécessaire à l’action, consiste alors à ramener vers l’unité dynamique les composantes de la réalité qui tendent à se dissocier et à se figer dans un dualisme extrême. Nous avons poussé à sa limite le dualisme cartésien. 

1- Louis Godbout, Nietzsche ou la probité, Liber, Montréal 2009; Jean-Philippe Trottier, Lettre au fils, Liber, Montreal, 2012.

2-Chantal Delsol, L’Âge du renoncement, Éditions du Cerf, La nuit surveillée, Paris, 2011, p.61

3-Iibid.,41

4-Ibid.,32

5-Ibid.,35

6-Ibid., 261

 

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Après la chrétienté

Philippe Lorange

 « Si Dieu est mort, alors tout est permis » prédisait l’un des personnages des œuvres de Dostoïevski. Est-ce bien le cas? La réalité de nos sociétés sécularisées nous démontre que l’écrivain russe a fait ici fausse route. Certes, nous basculons dans un autre monde, mais celui-ci n’est ni nihiliste ni décadent : il est un « palimpseste », une nouveauté calquée de l’ancien monde. Dans son tout nouvel essai, La Fin de la chrétienté, Chantal Delsol s’efforce de dégager la signification de ce bouleversement civilisationnel.

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