Les degrés de l'amour

Philippe Barthelet

Les pages qui suivent sont tirées d'un livre de Philippe Barthelet: SAINT BERNARD, Pygmalion/Gérard Watelet, Paris, 1998.

D'une science amoureuse

Socrate prétendait ne rien savoir, «hors de ce qui touche à l'amour»; Bernard ne veut rien savoir d'autre qu'aimer, tout le reste devant être donné par surcroît. Aimer signifie aimer Dieu, ce verbe ne peut avoir d'autre régime, puisqu'en vérité il n'a pas d'autre sujet. Le cardinal Haimeric lui demande comment et pourquoi nous devons aimer Dieu; Bernard, pour lui répondre, va composer son traité de l'Amour de Dieu, De Diligendo Deo. C'est encore une méthode, un manuel plutôt qu'un traité où est décrite l'échelle ascendante des états de l'âme en quête de son Dieu. Afin d'éviter une fois pour toutes le pire des contresens, il importe de dessouiller au préalable le verbe aimer de tout sentimentalisme: «Aimer Dieu, note Frithjof Schuon, ce n'est pas cultiver un sentiment, c'est-à-dire quelque chose dont nous jouissons sans savoir ce qui empêche Dieu d'y entrer.»

«Vous voulez apprendre, écrit Bernard à son destinataire Haimeric, comment Dieu doit être aimé ? Eh bien, je vous dirai que la raison d'aimer Dieu, c'est Dieu Lui-même, et que la mesure de cet amour, c'est d'aimer sans mesure». Il reprend ainsi la célèbre formule de Sévère de Milève, que saint Augustin avait popularisée, et il examine en quoi «il n'est rien de plus juste, ni de plus fructueux, que d'aimer Dieu»: «L’amour est un mouvement de l'âme, non un contrat, affectus est, non contractus. Il ne s'acquiert, ni n'acquiert rien par un pacte. Il nous affecte spontanément et nous rend nous-mêmes spontanés; le véritable amour se contente de lui-même, il a sa récompense s'il a ce qu'il aime». Tout nous venant de Dieu, notre amour de Dieu n'est que le paiement d'une dette, une dette que Dieu Lui-même nous permet de lui acquitter: «Par sa première opération Dieu me donne à moi-même; par sa seconde Il se donne, Lui, et là où Il se donne, je me rends à moi-même»... «Ce qui est admirable, c'est que nul ne peut Te chercher, qu'il ne T'aie déjà trouvé». Pascal avait un grand précurseur; il est vrai que Port-Royal est de fondation cistercienne...

Fidèle à sa méthode d'exposition, Bernard distingue quatre degrés de l'amour: au premier, l'homme s'aime lui-même; au second, il aime Dieu pour soi; au troisième, il aime Dieu pour Lui; au quatrième, il ne s'aime plus soi-même que pour Dieu: «Qui s'en remet à Dieu non seulement parce qu'il est bon pour lui, mais parce qu'il est bon, celui-là en vérité aime Dieu à cause de Dieu, et non à cause de soi-même». L’amour, cupiditas vel amor, commence par la chair. C'est notre condition humaine de ne pouvoir nous passer de la connaissance sensible, «sur cette terre d'exil où l'étranger a besoin du secours de l'indigène». Cet indigène est notre corps terrestre, «compagnon parfaitement bon et fidèle de l’âme disposée au bien». C'est ainsi qu'il faut aimer le corps et tout ce qui est corporel à cause de l'âme, comme il faut aimer l'âme à cause de Dieu, et enfin aimer Dieu, à cause de Lui-même.

Defectus perfectus

Les trois états du corps, les trois conditions qui successivement nous sont faites, gouvernent les quatre étages de l'amour: vivant, mort, ressuscité, «le corps aide l'âme en pesant sur elle; quand il ne lui pèse plus, il ne l'aide plus; enfin il l'aide sans plus lui peser». Dès ici-bas et notre corps de chair, il peut nous être donné fugacement d'éprouver ce quatrième et dernier degré de l'amour, qui est de ne plus s'aimer soi-même que pour Dieu et parce qu'il nous aime: «Je le dirai, tant est bienheureux et saint celui à qui il a été donné d'éprouver quelque chose de semblable dès cette vie mortelle, encore que rarement et de loin en loin, ou même une seule fois, et encore là à la dérobée, et même l’espace. d'un seul instant. Te perdre en quelque sorte, comme si tu n'étais plus, et ne plus rien sentir de soi-même, être vidé de soi-même et presque anéanti: c'est une conversation céleste, non une affection humaine. Et s'il arrive à quelque mortel d'y être ainsi admis, quelquefois et à la dérobée (comme nous l'avons dit) et pour un seul moment, aussitôt ce siècle mauvais l'envie, la malice du jour le perturbe, le corps de mort le tire vers le bas, les nécessités de la chair le pressent, le défaut de ce qui est corruptible ne le soutient pas, mais ce qui le rappelle avec le plus de violence, c'est la charité pour Ses frères». Aveu terrible, que son expérience a dicté a saint Bernard, où l'on retrouve comme un écho de cette douleur suprême de l'âme délivrée qui, chez Platon, doit elle aussi bien contre son gré redescendre dans la caverne. Elle a atteint le plus haut point de l'amour, qui est affectus: Sic affici, deificari est, «être ainsi affecté, c'est être déifié» -si l'on veut trahir le moins possible le latin de Bernard, dont les si fréquents jeux de mots sont le contraire d'un jeu - un jeu divin.

Sobria ebrietas

Le suprême degré de perfection, Bernard doute qu'on puisse l'atteindre en cette vie, sinon par éclairs, retenus que nous sommes par les soins de notre corps mortel. Nous pourrons l'atteindre facilement quand nous serons «libérés des charmes et des embarras de la chair». Pourtant les âmes séparées, qui sont dans «l'océan de lumière éternelle et d'éternité lumineuse», ne connaîtront pas encore cette «défection qui est comme la perfection suprême de leur état»; elles ne l'éprouveront qu'à la restauration glorieuse de leur corps. L’âme séparée du corps ne peut en effet s'oublier tout entière en Dieu, elle a la nostalgie de son corps et de la gloire où il est recréé, et désire ardemment se réunir à lui. Saint Bernard commente alors l'invitation de l'Époux du Cantique (V, 1): «Mangez, mes amis, et buvez, et enivrez-vous, mes très chers». La charité donne à manger et à boire aux vivants et aux morts, les amis, mais les rès chers, ceux qui s'enivrent, sont les âmes réunies. «L’âme est ici arrivée pour toujours au quatrième degré, quand elle aime Dieu au plus haut point et Lui seul». Quand elle aime enfin, absolument. Alors elle connaîtra la sobre ébriété, sobria ebrietas, à quoi l'homme est destiné par naissance et vocation. «Enfin nous nous enivrerons par nos corps ressuscités dans la vie immortelle», tamen redivivis corporibus in vita immortali inebriamur ...

La dignité de l'homme

Ce traité de la vocation de l'homme soulevait chez les clercs eux-mêmes des questions qu'ils pressaient Bernard de trancher. Comment concilier cet amour de Dieu avec la liberté humaine? Comment, surtout, nettoyer la question de tous les sophismes qui l'obscurcissent? En 1127, Bernard écrit son Traité de la grâce et du libre arbitre, dont Guillaume de Saint-Thierry est encore le destinataire. Le mot de libre arbitre, liberum arbitrium, apparaît déjà dans le Traité de l'amour de Dieu: «Quand je parle de la dignité de l'homme, je parle de son libre arbitre, par lequel il lui est assurément donné, non seulement de prévaloir sur tous les êtres vivants, mais de leur commander».
La dignité de l'homme est d'être un animal rationnel: «La volonté va toujours de pair avec la raison, sa compagne et en quelque sorte sa suivante, non qu'elle se conduise toujours selon la raison, mais parce qu'elle ne se conduit jamais sans elle et que même en beaucoup de cas elle se sert d'elle contre elle-même... La raison est donnée à la volonté pour l'instruire, non pour la détruire. Or elle la détruirait si elle pouvait lui imposer la moindre nécessité. Où il y a nécessité, il n'y a point de volonté». Évidence à la fois métaphysique et théologique que Bernard ne cesse de répéter. La grâce et le libre arbitre se définissent mutuellement: «À quoi sert le libre arbitre? À être sauvé. Ôtez le libre arbitre, et il n'y a plus rien à sauver; ôtez la grâce, et il n'y a plus rien qui sauve... Nul ne peut donner le salut, si ce n'est Dieu; nul ne peut le recevoir, si ce n'est le libre arbitre. L’opération de la grâce a besoin de la coopération du libre arbitre, puisque pour lui, consentir, c'est être sauvé».
C'est le consentement volontaire, consensus voluntarius, qui marque notre affranchissement de la nécessité et nous distingue des bêtes. En effet, «nous partageons la vie avec les arbres; les sens et l'appétit avec les animaux; mais c'est la volonté qui nous caractérise». Bernard prend toujours grand soin de replacer l'homme au milieu de la création, dans l'échelle ascendante des créatures. «Ce consentement peut être appelé libre arbitre, parce qu'il est libre à cause de la volonté, et arbitre, ou juge, à cause de la raison». Éloge magnifique et si peu connu de la liberté humaine, infinie quoique créée - «parmi les choses qui ne sont pas éternelles, en est-il une seule qui ressemble davantage à l'éternité?» - éloge aussi de la volonté, libre par essence, qui ne peut donc être jugée que par elle-même; éloge qui n'a d'autre limites, pour Bernard, que celles qu'il découvre à la liberté: que si l'homme est libre à l'égard de la nécessité, et c'est encore une fois toute sa dignité d'animal rationnel et de «noble créature», il n'est libre ni de ne pas pécher, ni de ne pas mourir.

Les trois libertés

Apparence de paradoxe qui conduit Bernard à distinguer trois sortes de libertés, selon ces graduations dont il est friand: liberté à l'égard de la nécessité, libertas a necessitate, qui est donc le libre arbitre; liberté à l'égard du péché, libertas a peccato, et liberté à l'égard de l'humaine misère, libertas a miseria. Ce sont les trois libertés, successivement de la nature, de la grâce et de la gloire. «Par la première nous l'emportons sur tous les autres animaux; par la seconde nous vainquons la chair et par la troisième nous terrassons la mort.»

La Genèse précise que Dieu a créé l'homme «à son image et ressemblance», et Bernard s'interroge sur cette distinction selon ses trois libertés. La première, le libre arbitre, renferme l'image de Dieu, tandis que les deux autres recèlent sa ressemblance: «Le libre arbitre se trouve également et indifféremment en Dieu et en toute créature raisonnable; ni le péché ni la misère ne le détruisent ni ne le diminuent; il n'est ni plus grand dans le juste que dans le pécheur, ni plus complet dans l'ange que dans l'homme. Le libre arbitre est rigoureusement le même sur la terre et dans le ciel, dans le paradis terrestre et en enfer».

La liberté à l'égard du péché est le libre conseil, liberum consilium, et la liberté à l'égard de la misère, le libre complaire, liberum complacitum. Le libre conseil n'existe que chez quelques hommes spirituels «qui ont crucifié leur chair avec ses vices et ses concupiscences, afin que le péché ne règne plus dans leur corps mortel» - et c'est là encore tout le sens de l'ascétisme à quoi s'astreignait saint Bernard, qui ne vise qu'à affranchir un peu plus l'homme intérieur. Quant au libre complaire, il n'y a guère que les contemplatifs qui puissent l'atteindre fugacement par l'extase de la contemplation, per excessum contemplationis: encore n'en jouissent-ils «qu'en partie, une partie bien modeste et encore très rarement». Dure leçon que nous fait notre corps de mort: «La misère et la félicité ne se peuvent trouver ensemble en même temps.»

Débiteur de la mort

Tant que les deux autres libertés ne sont pas complètes, le libre arbitre est comme captif: «Il nous donne le vouloir, mais sans le pouvoir de faire ce que nous voulons». Qu'en a-t-il été du premier homme, et Adam a-t-il joui pleinement du libre conseil et du libre complaire dans le paradis terrestre ? «Si tel avait été le cas, il n'en eût jamais été exilé». Bernard est donc amené à distinguer encore des degrés dans le libre conseil et dans le libre complaire. Le libre conseil commence quand on peut ne pas pécher, et s'achève quand on ne peut pas pécher; de même le libre complaire commence quand on peut n'être pas troublé et s'accomplit quand on ne peut pas être troublé. «L’homme avait donc reçu dans sa création, avec la plénitude du libre arbitre, le degré inférieur de chacune de ces deux libertés; mais il les a détruits en péchant». En outre par le péché il s'est fait «le débiteur de la mort». L'abus qu'il a fait de son libre arbitre a privé l'homme des prémices qu'il avait des deux autres libertés.»

Seul le Christ peut nous affranchir du péché, et de la misère qui est la peine du péché, puisque seul entre tous les enfants d'Adam il est né libre. «Libre du péché, il se plaça lui-même sous la loi de misère, afin que, libre au milieu des misérables et des pécheurs, il fit tomber de la nuque de ses frères l'un et l'autre joug». L'homme a donc besoin du Christ qui est la puissance et la sagesse de Dieu: «En tant que sagesse, (Il) répand à nouveau dans l'âme (de l'homme) le véritable savoir qui restaure son libre conseil; en tant que puissance, Il lui restitue le plein pouvoir en réparant son libre complaire... Mais nous n'atteindrons cette perfection que dans l'autre vie, quand ces deux libertés, aujourd'hui perdues, seront pleinement rendues à notre libre arbitre et non pas seulement de la manière où elles se trouvent ici-bas en tout homme juste, si parfait qu'il puisse être, non pas même comme les possédait le premier homme dans le paradis, mais comme les anges les possèdent maintenant dans le ciel». La restauration de l'état paradisiaque n'est qu'une première étape de la réalisation effective ou, pour employer les mots de saint Bernard, elle n'est que le préalable à la déification.

«En attendant, qu'il nous suffise, dans ce corps de mort et dans ce siècle mauvais, d'un libre conseil qui nous permette de ne point obéir au péché de la concupiscence, et d'un libre complaire qui nous donne de ne rien craindre pour la justice.»

La nobile virtù

Que si l'image de Dieu nous reste quoi qu'il arrive, il appartient au Christ de nous rendre la ressemblance, Lui qui nous ramène d'exil, de la région de dissemblance, regione dissimilitudinis, pour restaurer en nous la forme divine que nous avions perdue. «La forme, qui est la sagesse de Dieu», autrement dit le Christ Lui-même, nous apporte la conformatio, «pour que l'image fasse dans notre corps ce que la forme fait dans le monde». L'homme est le microcosme, c'est-à-dire le résumé du cosmos, lequel de son côté est le symbole ou le blason de l'homme; «le libre arbitre doit présider au corps de l'homme, comme la sagesse préside à l'univers».

La question initiale, celle de la part respective de la grâce et du libre arbitre dans les oeuvres des hommes, se trouve ici résolue: «La grâce excite le libre arbitre... Le libre arbitre fait tout, la grâce fait tout elle aussi, mais de même qu'elle fait tout en lui, lui fait tout à partir d'elle, sed ut totum in illo, sic totum ex illa ... » C'est par le libre arbitre et par lui seul, que nous pouvons aimer Dieu et accepter d'être aimé de Lui. Dante, le parfait disciple de saint Bernard, appelle le libre arbitre la nobile virtù. Il n'est pas non plus étonnant que Luther, après qu'il a tressé des couronnes à Bernard (il «l'emporte sur tous les docteurs de l'Église», quoique «dans la controverse, il devienne un tout autre homme») lui reproche d'avoir accordé trop, nimium, au libre arbitre. Il faut soutenir alors, en toute rigueur, que Bernard accorde également trop à la grâce...




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