Paysages d'objets

Jacques Dufresne

Texte d'une conférence devant (si ma mémoire est bonne)La Commission des biens culturels du Québec vers 1998. J.D.

Au commencement, les objets eux-mêmes avaient une âme. À la fin, les personnes sont réduites à l'état d'objets sans âme.
Je ne veux pas défendre cette thèse systématiquement, encore moins l'ériger en philosophie de l'histoire. Je veux seulement en faire la métaphore centrale d'une série de propos où je montrerai l'importance des objets dans la quête du bonheur et de la perfection.

«Tout le monde est poète une seconde.

Mais tenir cette seconde.»
Françoise Chauvin

 


J'ai à vous parler du patrimoine, de ces objets qui font l'histoire du regard, comme les sons font l'histoire de l'oreille, comme les gestes font l'histoire des mentalités.

Au mot patrimoine, mon Littré me dit: «Bien d'héritage qui descend, suivant les lois, des pères et mères à leurs enfants.» Le bien patrimonial descend. Il vient donc de plus haut que nous. Et en effet, le passé est un sommet qu'il faut sans cesse reconquérir. Il est moralement au-dessus de nous. Le temps est un tamis qui opère une meilleure sélection que le jugement conditionné par les modes du présent.

Le patrimoine descend vers nous suivant les lois. Il est le signe par excellence de la civilisation. Le barbare est d'abord un pillard... Et un enfant qui n'apprend pas à respecter les objets dont il hérite apprendra difficilement à respecter les lois.

Par amour des objets et de la civilisation, on a créé des musées. Comment faire pour qu'on sente la présence des muses dans les musées? Pour que chaque visiteur comprenne que l'objet qu'on lui présente descend vers lui selon les lois?

Au commencement, les objets eux-mêmes avaient une âme. À la fin, les personnes sont réduites à l'état d'objets sans âme.

Je ne veux pas défendre cette thèse systématiquement, encore moins l'ériger en philosophie de l'histoire. Je veux seulement en faire la métaphore centrale d'une série de propos où je montrerai l'importance des objets dans la quête du bonheur et de la perfection.

À la fin de ce second millénaire qui coïncide, nous a-t-on appris, avec la fin de la modernité, on est témoin, dans le monde des thérapies, de modes étonnantes, comme celle qui consiste à se soigner avec le matériau le plus étranger à la vie: la pierre. Certains objets, de granit ou de quartz, dégageraient une énergie bienfaisante pour le corps et l'âme des êtres humains. Des êtres réduits à l'état d'objet chercheraient-ils donc un nouveau souffle dans les objets justement? Le poète romantique aurait-il raison?

«Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à la nôtre et la force d'aimer?»
(Lamartine)

À supposer que la chose soit souhaitable, nous ne pourrions pas revenir à l'animisme d'une manière authentique. Comment nier cependant que, animés ou non, les objets accompagnent, inspirent et nourrissent l'être humain dans sa quête du bonheur et de la perfection, que c'est par leur intermédiaire et leur complicité que nous parvenons parfois à faire passer les êtres du rang d'objets manipulables et interchangeables au rang de personnes dignes d'un respect inconditionnel.

«Il faut, disait Chamfort, que le coeur se brise ou se bronze». Il se brise de la même manière devant un objet et devant une personne, comme le montre, à nous en briser le coeur, justement, ce passage de la lettre à Lord Chandos, de Hugo von Hofmannsthal:

«Un arrosoir, une herse à l'abandon dons un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un oeil d'ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu'il n'est pas du tout en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. ( ... ) Ces créatures muettes et parfois inanimées s'élancent vers moi avec un amour si entier, si présent, que mon regard comblé ne peut tomber alentour sur aucune surface morte. ( ... ) J'ai alors l'impression que mon corps est constitué uniquement de caractères chiffrés avec quoi je peux tout ouvrir. Ou encore que nous pourrions entrer dans un rapport nouveau, mystérieux, avec toute l'existence, si nous nous mettions à penser avec le coeur.»

Le coeur se bronze aussi de la même manière devant les choses et devant les personnes. Dans telle école sans âme, tel pupitre de métal, interchangeable, n'appartenant à personne, est tout à fait apte à bronzer le coeur d'un adolescent ayant déjà sur les oreilles un objet de plastique destiné à le couper du monde,

Il n'est pas nécessaire qu'un objet soit beau pour qu'il brise le coeur, et l'objet beau, au sens de conforme avec les canons de la décoration, peut très bien avoir l'effet contraire. L'important, c'est que l'objet quelconque, la herse à l'abandon, n'ait pas la prétention d'être beau, qu'il ne soit pas placé à un endroit où l'on s'attend à trouver un objet beau. Quant à l'objet beau, il nous est souvent révélé miraculeusement en dehors de toutes les conventions de l'esthétisme. Dans une salle d'exposition où s'entassent et parfois s'annulent des oeuvres, l'une d'entre elles prend tout à coup pour moi-même une signification exclusive.

La philosophie du tournesol
Pourquoi faut-il que le coeur se brise? Parce que notre disponibilité au monde et aux autres est commandée par la déchirure du voile de notre indifférence. C'est à cette condition seulement que le réel nous est donné, qu'il devient pour nous inspiration et nourriture.

La fleur de tournesol, comme son nom l'indique, suit la trajectoire du soleil, rompant ainsi les habitudes de fixité commune à la plupart des plantes. C'est ainsi peut-être qu'elle acquiert le surcroît d'énergie qui lui permet de croître par-delà les autres plantes du potager et de se transformer ensuite en une nourriture très appréciée des oiseaux.

Si l'on est persuadé que les objets peuvent avoir un rayonnement nourricier, on est aussi disposé à croire qu'ils sont, à certaines conditions, des petits soleils ayant le don de capter notre attention en brisant notre coeur, en rompant les habitudes de notre regard, ces habitudes que Racine a évoquées en une phrase qui résume les causes des échecs en amour:

«Je fuis des yeux distraits
Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.»

Le regard éduqué imite la fleur de tournesol en ce qu'il s'attache, avec passion, à la trajectoire des êtres et des objets rayonnants, fuyant avec le même instinct les êtres et les objets sombres et froids.

Les paysages d'objets
À quoi reconnaît-on les objets rayonnants? Il faut d'abord noter que ce sont le plus souvent des ensembles d'objets et non des objets isolés qui nous touchent. En montant le petit escalier qui donne accès à la pièce principale de ma maison, j'aperçois à travers deux portes un ensemble formé d'un rayon de soleil, d'une table en bois d'érable, de chaises à fond tressé, d'une fenêtre à carreaux, d'une lampe en fer forgé, d'un bouquet.

C'est cet ensemble qui me touche, comme me touchera demain, dans la salle de bain, le miroir ovale, cerclé de bois blond, posé sur un papier peint, au-dessus d'un lavabo sur pied dont la forme rappelle celle du miroir. Ces ensembles sont littéralement des paysages d'objets. Un paysage, c'est la portion du monde que nous apercevons de telle fenêtre ou de tel point de vue en promenade.

«Hier de ma lucarne,
J'ai vu, j'ai couvert de clins d'yeux
Une fille qui, dans La Marne,
Lavait des torchons radieux.»
(Hugo)

De même, les ensembles d'objets dont nous parlons sont des portions de maison que nous apercevons de tel ou tel point, en accomplissant tel ou tel rite. C'est souvent de l'extérieur, de préférence le soir, que les ensembles d'objets, vus à travers une fenêtre, nous touchent le plus.

Chaque paysage d'objets a sa personnalité propre et il m'arrive de penser que le mot personnalité est dans ce cas plus qu'une simple métaphore. Dans un paysage d'objets comme dans une personne, il y a un principe d'unité, un lien vivant entre les éléments constitutifs. C'est la présence ou l'absence de ce lien qui fait la différence entre une simple juxtaposition d'objets fonctionnels et un ensemble inspirant. On le voit bien dans certaines boutiques d'art où des objets harmonieusement disposés deviennent banals une fois sortis de leur paysage.

La maison inspirante est un ensemble d'un niveau supérieur, plus complexe, ayant lui aussi son principe d'unité, son lien vivant. Les paysages d'objets sont les éléments de ce nouvel ensemble. Balzac, Tolstoï, les soeurs Brönte situent toujours leurs personnages dons des lieux et au milieu d'objets décrits avec une extrême attention. Comme Balzac nous la fait voir dans ses moindres détails, cette triste maison où Eugénie Grandet, écrasée sous le joug paternel, connaît un premier et dernier amour! Les écrivains d'alors ne croyaient pas qu'on puisse séparer l'âme de son milieu de vie.

La vie quotidienne a un sens dans la mesure où elle est ponctuée de rencontres tantôt avec des paysages naturels, tantôt avec des paysages d'objets. Ces rencontres sont autant de petites extases qui, sans être toujours aussi sublimes que celles de Hofmannsthal, nous élèvent souvent au seuil du sacré. Même la ligne du temps qui passe et nous conduit à la mort est constamment brisée par des moments oasis.

L'objet isolé
À la différence des paysages d'objets, qui doivent être composés, les objets isolés peuvent tirer leur valeur du seul fait qu'ils rappellent telle personne, tel souvenir. Ils peuvent aussi être associés à des sentiments plus élevés dans leur ordre qu'ils ne le sont eux-mêmes dans la hiérarchie esthétique des objets. On voit souvent des vieilles dames dont l'authentique dévotion prend appui sur des statues de mauvais goût. Ou des êtres d'exception qui vivent dans des lieux médiocres.

Parmi les principaux éléments constituant ce qu'on peut appeler la valeur intrinsèque des objets, il y a leur signification culturelle et biologique. Le philosophe Alain disait son admiration devant les barques bretonnes qu'il avait observées pendant son enfance. Que de pêcheurs morts en haute mer, que de deuils dans les familles, pour parvenir, d'approximations en approximations, à fabriquer une barque qui soit bien adaptée à la nature précise des vagues de cette région. La valeur d'une telle barque tient à sa beauté, laquelle résulte du fait qu'elle a été littéralement sculptée par la mer, mais aussi, indissociablement, au fait que pendant des millénaires, ponctués de tragédies, elle a permis à un peuple entier de survivre et de prospérer. Pour les mêmes raisons et d'outres encore, on est à la fois attendri et émerveillé par les canots d'écorce, que l'on retrouve pourtant dans une multitude de musées.

Parmi les objets dont je ne parviens pas à me détacher, il y a un joug pour les porteurs d'eau. Chaque fois que je le revois, dans le hangar où il est remisé, je le place sur mes épaules pour tenter de comprendre comment ce morceau de bois mal dégrossi pouvait faciliter la tache d'un porteur d'eau. Sans doute ce dernier l'avait-il sculpté lui-même, l'adaptant peu à peu à ses épaules. Les vieux outils en général présentent le même intérêt. Le rouet suscite chez les enfants une attraction universelle. Valeur symbolique de la roue... Les civilisations qui ne l'avaient pas découverte ont été ralenties dans leur évolution.

Lieux communs
Me permettrez-vous de reprendre à mon compte quelques lieux communs. Ce qui rend ces objets attachants, ce qui fait leur beauté, c'est qu'ils marquent une étape dans l'adaptation d'un groupe humain à la nature, c'est qu'ils résultent d'une patiente coopération entre des hommes qui veulent améliorer leur sort, une réalité qui leur résiste et qui par là même leur impose sa loi. «L'homme commande à la nature en lui obéissant», dira Francis Bacon à l'aube des Temps modernes. Cette pensée évoque en même temps l'essence de la plupart des objets légués par les sociétés traditionnelles.

On reconnaît les moments de haute civilisation à ce que les objets enfantés par une liberté naissante au contact de la nécessité sont finement travaillés et agrémentés d'oeuvres d'art qui témoignent de la présence des symboles nourriciers au coeur même des activités nécessaires. D'où l'attrait irrésistible exercé par certains meubles en provenance de notre passé, à titre d'exemple, ces armoires dites à pointes de diamant sculptées par nos ancêtres.

Mon attachement pour l'ordinateur à l'aide duquel j'écris ces lignes tient aussi au fait qu'à sa manière, cette machine marque une étape dans l'adaptation de l'humanité à la nature; elle est à la fois plus efficace et plus silencieuse que celle que je possédais auparavant... et dont je me suis défait sans regret, alors que je conserve un joug dont je ne me servirai jamais et qui n'aurait pas sa place dans ma maison.

Mon ordinateur n'a pas d'âme, alors que mon joug en a une. Pourtant l'ordinateur, avec son oeil hypertrophié au milieu d'un visage équarri est à l'image de l'homme, d'un homme revu par un Picasso. Tondis que le joug m'invite à assimiler l'homme à un animal de trait.

Par son design, l'ordinateur s'élève pourtant au-dessus de la pure utilité. Pourquoi ne me brise-t-il par le coeur? C'est que le design, sauf exception, témoigne d'un raffinement qui est coupé à la fois de la nécessité et du sacré. Il n'a pas pour but d'introduire un peu de sens dans les replis de la vie quotidienne mais de donner à l'objet un air de nouveauté, de conformité à la mode, qui en favorisera la vente et accroîtra chez celui qui le possède la conscience de son importance et de son identité.

Quand il est parfait, ce qui suppose qu'il respecte la nature, l'utilité de l'objet, le design crée une beauté froide, mais sobre, qui peut rendre l'objet attachant et lui permettre de s'intégrer à l'un de ces paysages d'objets dont nous parlions précédemment. C'est cette vertu du design qui explique pourquoi la poterie artisanale a tant de difficultés à s'imposer face à l'industrie.

L'éducation aux objets
Je le répète, je ne veux pas faire une philosophie de l'objet, je veux montrer l'importance des objets dans la quête du bonheur et de la perfection; plus précisément, je veux indiquer des façons d'apprendre à voir les objets, à les entendre même, de manière à ce qu'ils puissent devenir des oasis dans la vie quotidienne.

Voici une oeuvre qui a modifié, en l'ennoblissant, le regard que nous jetons sur un objet banal: les bottes. Vous aurez sans doute deviné qu'il s'agit du célèbre tableau de Van Gogh. Pour beaucoup de gens, ce tableau aura marqué l'entrée dans ce qu'on pourrait appeler le nouveau testament des bottes de travail. Désormais, grâce à l'association avec le tableau d'un maître, elles ont une dignité nouvelle. Parfois une chanson peut avoir un effet comparable: «Moi mes souliers ... »

J'entre dans la salle de bain, j'y aperçois un miroir qui me renvoie l'image d'un bouquet posé sur le rebord d'une fenêtre. Combien de tableaux m'auront préparé à mon insu à me réjouir de ce spectacle?

Beaucoup de gens tiennent à conserver leur vieux bain sur pattes. Peut-être se souviennent-ils des tableaux de Degas montrant une femme dans son bain?

Au milieu de la table, un pain de ménage est posé sur une planche à pain en bois d'olivier travaillé à la main... À côté, sur un plat de terre cuite, des tomates, des concombres sous l'or de l'huile d'olive, du vin blanc dans les verres. Dans ce paysage d'objets, l'art et la vie se complètent. Derrière ce moment de grâce qui précède un bon repas, que de natures mortes contemplées en silence! Elles ont eu une influence mystérieuse mais indiscutable sur la disposition de la table, sur le regard jeté sur elle, mais surtout sur la personne qui s'est donné la peine de faire cet apprêt. À l'ère du fast food, il faut avoir vu et aimé beaucoup de natures mortes pour trouver l'inspiration de faire des tables qui leur ressemblent. Une remarque en passant: le français désigne sous l'affreux nom de nature morte ce que l'anglais appelle Still Life, la vie silencieuse...

Tous les tableaux que nous avons vus et revus ont gravé dans notre mémoire l'image d'un objet ou d'un paysage d'objets. Ces souvenirs, plus ou moins conscients, sont pour nous source de joie chaque fois nous avons le sentiment de les retrouver dans des choses ou des ensembles qui leur ressemblent.

La littérature et le cinéma sont aussi des sources inépuisables de sens pour les objets et d'inspiration pour la décoration. Décrivant un naufrage, Victor Hugo évoque les dernières pensées du dernier survivant. Avant de disparaître, «il songe au vieil anneau de fer du quoi plein de soleil».

Telle personne qui aura été profondément touchée par ces vers ne pourra plus voir, sans être très émue, un vieil anneau de fer sur un quoi. Son attachement pour cet objet ira peut-être jusqu'à l'inciter à en faire un élément de décoration.

Voilà comment le milieu de vie de chacun se peuple d'objets inanimés, dont la présence peut devenir plus chaleureuse que celle d'êtres humains réduits à l'état de robots affairés et indifférents.

C'est l'ensemble de la vie culturelle qui enrichit le monde des objets et inversement, mais l'on pourrait néanmoins imaginer une éducation plus spécifique aux objets. Parmi les moyens utilisés à cette fin, il pourrait y avoir des expositions, des livres d'art, des documents audiovisuels, où autour d'un objet, une perle par exemple, l'on présenterait des tableaux, des extraits de poèmes, de romans ou de films où la perle est évoquée. On pourrait ainsi constituer un musée du sens des objets, qui serait aussi un musée du sens de la Vie. Après avoir contemplé La peseuse de perles de Vermeer, on lirait ce texte de Francis Ponge tiré d'un livre destiné aux amoureux des objets: Le parti pris des choses.

L'huître
L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir: il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles: c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halo. À l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger: sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en-dessus s'affaissent sur les cieux d'en-dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords. Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.

Mais tous ces moyens d'éducation, qui d'ailleurs existent déjà sous de multiples formes, ne peuvent être efficaces que dons un climat spirituel où le détachement à l'égard de l'avenir nous rend disponibles ou présent, et par là même aux personnes et aux objets qui en sont le coeur. Ce détachement suppose à son tour la conscience de la mort et l'orientation du désir vers l'essentiel, plutôt que vers l'extraordinaire qui est toujours dans l'avenir et dont la découverte définitive est sons cesse reportée.

Voici, dans ce registre, le témoignage d'un être qui sait regarder. «J'ai rêvé d'un jour, d'une heure, d'un instant - paisibles. Si paisibles que je m'apercevrais tout à coup, au rayonnement nouveau des choses qui m'entourent, que je suis entrée dans le ciel, comme on pressent devant l'insolite et radieuse présence des bêtes sauvages, qu'on a pénétré au coeur de la forêt. J'ai rêvé de cette solitude où toute chose recouvre sa forme et son éclat originel, et ce souffle spirituel qui l'apparente à l'univers. J'ai rêvé de champs de neige et de petits matins, de tous ces bouts du monde qui nous portent au centre du monde.»

Tant que je mise sur le prochain voyage ou les prochaines vacances pour vivre enfin conformément à mes rêves, il y a peu de chances que je sois sensible aux objets; ces derniers rie m'atteindront, comme ils ont atteint Hofmannsthal, que lorsque je serai, sons illusions, sur le chemin du retour. Ils sont la récompense de celui qui a renoncé à toute récompense, qui pressent que le jour le plus clair est celui que l'on contemple à travers la fenêtre entrebâillée de ses propres contradictions... et non celui vers lequel on se tourne en posant comme condition que toutes les difficultés de la vie soient suspendues.

«Mais l'avenir dont vous entendez vivre
Est moins présent que le bien disparu
Toute vendange à la fin qu'il vous livre
Vous la boirez sans pouvoir être qu'ivre
Du vin perdu».
(Catherine Pozzi)

Une vie sans avenir ! Elle n'est rendue possible que par une soumission à ces rites et à ces rythmes qui imposent de l'extérieur une limite aux désirs et, en plaçant régulièrement le regard devant les mêmes objets, introduisent suffisamment de variété dans le paysage familier pour qu'on ait toujours le sentiment de voir pour la première fois ce qu'on a déjà vu mille fois.

«Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir.» (Rimbaud). - «Un éclair dans la nuit un éblouissement de la conscience, une "absence" et l'image du monde, nettoyée de nos pensées, comme le ciel des nuages, surgit devant nous. Tout le monde est poète - une seconde. Mais tenir cette seconde ! Trouver hors du temps une durée où l'éclair ne reprenne pas sa lumière, où l'image fugace soit ancrée ! Cette durée s'organise par des formes, comme le temps ordinaire par des mesures. Et les formes s'apparentent au temps par le rythme qu'engendrent leurs plus justes et leurs plus profonds rapports.» (F. Chauvin, De l'autre côté du rêve, éditions de L'Agora, 1)

Les rites et les rythmes
Se pourrait-il qu'en réfléchissant ainsi sur l'éducation aux objets, nous ayons découvert une loi fondamentale de l'éducation en général: libérer la faculté d'attention en inscrivant les désirs dans le cercle des rites et des rythmes? Une telle éducation commence par le respect des rites élémentaires, comme ceux de la table.

Étant pensionnaire, au temps de mes études secondaires, je n'avais le droit de sortir en ville que, dans certaines conditions, le dimanche après-midi. À partir du lundi matin, je commençais à rêver des choses extraordinaires qui, me semblait-il, allaient infailliblement se passer le dimanche suivant: telle jeune fille... tel repas... tel film. Et quand je rentrais, à 16 h 59, qu'est-ce qui m'attendait en lieu et place des événements extraordinaires qui m'avaient échappé? La chose la plus monotone, au sens littéral du terme, que l'on puisse trouver dans la tradition occidentale: les vêpres.

Je ne dirai pas que j'ai dès ce moment découvert l'essentiel dans la régularité de ces vagues de sons où venaient se briser mes images de l'extraordinaire. J'obéissais au règlement, tout simplement et c'était là une fin de jour de fête bien décevante à mes yeux. Mais voici que je trouve aujourd'hui l'essentiel dans ces deux vers rescapés de ces naufrages dominicaux :

Aures habent et non audiunt
Oculos habent et non videunt

«(Ils ont des oreilles et ils n'entendent pas
Ils ont des yeux et ils ne voient pas).»

Dans l'un des innombrables replis de la monotonie des vêpres se trouvait l'explication de mes espoirs déçus.

 

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




Articles récents